«Liberté chérie»? Pas tant que ça!

Publié le 4 février 2022

Les deux premières pages du Discours de la servitude volontaire, édition de 1577. – © Bibliothèque Nationale de France

En ces temps de pandémie, le mot «liberté» se porte comme un charme. Il fleurit aux lèvres des manifestants contre les restrictions sanitaires. Sur l’autre rive du fleuve salivaire, il sautille pour célébrer ce vaccin qui nous libère du Covid. La liberté, c’est l’Arlésienne de nos consciences. Toujours présente à nos esprits et le plus souvent absente de nos vies.

«Liberté Chérie1» clame le sixième couplet de La Marseillaise. Liberté comme un soleil qui bronze bien d’autres hymnes dont celui de la République et du canton de Neuchâtel…

Chérie, la liberté? Pas tant que ça! Depuis qu’Etienne de La Boétie a écrit au milieu du XVIème siècle son Discours de la servitude volontaire, nous n’avons guère accompli de progrès vers la liberté. «Les tyrans nous paraissent grands parce que nous sommes à genoux», écrivait–il encore adolescent (La Boétie était vraisemblablement âgé de 16 ou 18 ans lorsqu’il a conçu ce chef-d’œuvre). La formule reste aussi jeune que son auteur.

«C’est le peuple qui s’asservit»

Sans le consentement de ses sujets, l’oppresseur ne peut rien: «Celui-là, remarque La Boétie, n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui donnez? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous? […] Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous?» (Présentation du Discours de la servitude volontaire par Raoul Vaneighem pour Encyclopædia Universalis, texte complet ici).

«C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge» poursuit le visionnaire ami indéfectible de Montaigne. Le remède semble tomber dans le panier de l’évidence: «Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres.»

Aliénation quand tu nous tiens!

L’ennui, c’est que «le peuple a toujours fabriqué lui-même des mensonges pour y ajouter ensuite une foi stupide», ajoute La Boétie, près de cinq siècles avant fesse-bouc et autre insta-drame. Que d’histoires ne s’est-il pas forgées, ce peuple, pour rester soumis à son aliénation.

Ah tiens! Aliénation, voilà un terme aujourd’hui oublié… ll sent trop la naphtaline marxiste, paraît-il. Ou plutôt, il imprègne tellement notre société actuelle qu’elle ne veut, ni ne peut le voir.

Pourtant, c’est bien elle, l’opposé de la liberté. Etre aliéné, c’est se situer au-delà de l’oppression. Un humain qui résiste à la tyrannie subit la répression mais reste libre de concevoir sa résistance. Son corps est entravé mais son esprit demeure libre. L’aliénation, elle, constitue le degré suprême de l’absence de liberté. Celle ou celui qui en est l’objet ne s’appartient plus et n’est mû que par des volontés tierces. Il se livre au pouvoir, corps et âme.

Jouissive aliénation

Il est d’autant plus difficile de s’en sortir qu’il y a une sorte de jouissance de l’aliénation. La liberté entraîne l’épuisante angoisse du choix; elle induit le risque de se tromper, donc de s’en vouloir de s’être trompé et de s’en trouver fort déprimé avec son petit Narcisse personnel qui n’en peut plus de saigner.

Qu’il est doux d’être aliéné, de se laisser dériver dans le courant tiède, de confier à d’autres le soin de choisir, de plonger dans le bain hypnotique de ces bidules électroniques d’autant plus pervers qu’ils vous donnent l’escroque impression d’être libre alors que vos actes sont téléguidés et même algorithmés.

L’opium, religion du peuple?

Les électrobidules et les rézosociaux n’ont rien inventé. «Du pain et des jeux», ce n’est pas d’aujourd’hui. Ils se sont contentés de perfectionner les instruments de l’aliénation et de les diffuser à une échelle mondiale.

Ajoutons-y le délire en cailloux et autres poudres de la royale narine et nous voilà précipités dans les abysses de l’aliénation. L’imaginaire s’est fait la malle au profit du stupéfiant, qu’il soit honoré par les médias ou réprimé par l’hypocrisie.

L’opium deviendrait-il la religion du peuple?

Alors, avant de crier «liberté» à propos de tout et de rien, il conviendrait d’entreprendre cette rude cure de désaliénation qui passe par une remise en cause complète de soi-même puis de la société. 

Le programme tracé par La Boétie pour se déprendre des tyrans sera-t-il assez convaincant pour surmonter les danses du ventre de la séduisante aliénation? La balle est dans notre camp. Sinon dans cinq siècles, le Discours de la servitude volontaire aura gardé toute la fraîcheur d’un éternel adolescent.


1«Liberté Chérie», c’est aussi le nom de la Loge qui fut créée dans la clandestinité le 22 novembre 1943 par sept résistants francs-maçons du Grand Orient de Belgique que les nazis avaient déportés au camp de concentration Emslandlager VII d’Esterwegen en Basse-Saxe.

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