«Les feuilles mortes» retrouvent vie

Publié le 6 octobre 2023
La salle rit aux éclats. La salle se tait. Puis elle rit à nouveau. Elle hésite enfin face à une scène déprimante, si exagérément déprimante qu’elle en devient hilarante. Le nouveau film du réalisateur finlandais Aki Kaurismäki, Prix du Jury à Cannes, balance tout du long entre le tragique et le comique. Regard sur «Les feuilles mortes», un film surprenant, drôle et émouvant.

Bip, bip, bip… Le film s’ouvre sur une caisse de supermarché. Ansa y travaille dans une monotonie glaçante. Elle finira par être licenciée pour le vol d’un sandwich périmé, qui «devait appartenir à la poubelle», selon la déclaration du gérant de l’établissement. D’une scène monotone, on passe à une scène encore plus monotone, celle d’un atelier de sablage. Là, c’est Holappa qui est à l’œuvre, un jeune manœuvre alcoolique. Lui aussi finira par être licencié pour un accident de travail. Sa consommation d’alcool y est pour quelque chose, le matériel vétuste et inapproprié, pour beaucoup plus.

Ansa et Holappa se rencontrent au karaoké du vendredi soir. Sans se parler, ils semblent tomber amoureux. Ils se revoient, et en guise de rendez-vous galant ils vont voir au cinéma le sanglant et grotesque The dead don’t die de Jarmush. Une romance commence entre les deux taiseux, qui ignorent encore le nom l’un de l’autre. Mais voilà que les blessures du passé de l’une et l’alcoolisme de l’autre viennent compromettre une relation, qui était déjà pour les deux originaux la promesse du grand amour.

Une ambiance

L’ambiance sonore des Feuilles mortes, c’est d’abord le silence. Le silence des gens qui ne se parlent pas, au bar ou au travail, qui finissent par dire une parole convenue et se taisent à nouveau. Le silence des paysages industriels qui se livrent dans un spectacle gris et géant où l’image se passe de son. Le silence est entrecoupé d’une sélection de chansons toujours décalées, toujours surprenantes mais jamais de trop. Emises par des juke-box qui ont pris des décennies de poussière ou par les voix de courageux qui s’avancent au micro du karaoké, en chantant l’amour avec des têtes d’enterrement, elles donnent au film sa légèreté et sa drôlerie avec notamment des classiques de la chanson italienne interprétés en finlandais.

L’ambiance visuelle, outre les paysages industriels déjà évoqués, laisse exploser sur un fond gris des couleurs criardes: celles de vieilles affiches de cinéma, celles de néons complètement kitsch. Les visages prennent une place importante dans les plans. Vu que les personnages ne parlent pas, ou très peu, ce sont leur regards qui s’expriment. Là, c’est très réussi. Sous des airs blasés, ils disent à l’écran l’angoisse de vivre dans un monde de routines et d’esclavages, mais aussi leur espoir de trouver la joie dans la simplicité.

Une émotion

C’est de cet espoir que traite profondément le film. C’est cet espoir, émotion cachée mais dominante, qui donne tout l’intérêt au scénario. Sans quoi l’on aurait été plongé dans un humour de l’absurde pédant et sans véritable but. L’espoir, c’est celui d’une vie meilleure, malgré le cadre froid et triste. L’espoir de guérir de l’alcoolisme pour Holappa et l’espoir de se sentir moins seule pour Ansa. L’espoir, peut-être naïf et simplet, de trouver l’amour. N’est-ce pas le rêve de chacun, empêtré dans ses maladresses, ses blessures et ses prisons, de connaître une joie simple dans un amour vrai? Le dire sans cette atmosphère drôle, sarcastique et romantique revient à proposer un film niais. C’est le tour de force des Feuilles mortes que de dire la plus grande banalité avec une grande originalité. Les meilleurs romans et les meilleurs films sont ceux qui disent les désirs les plus basiques de l’homme, mais avec style.

Le film met enfin en lumière nos propres vies. Tout le monde n’est pas alcoolique, mais chacun a ses dépendances. Tout le monde ne souffre pas de dépression, mais chacun se sent seul à un moment ou un autre. Tout le monde n’a pas des désirs de fleur bleue, mais chacun veut vivre à sa manière le grand amour. La puissance d’Ansa et Holappa c’est qu’ils nous rejoignent et aussi bizarres soient-ils, ils nous parlent de nous, et ils sont nous en quelque sorte. Que dans nos vies comme dans ce film ces Feuilles mortes finissent par retrouver la vie, dans la simplicité d’une grande histoire d’amour. Si c’est à la portée d’un alcoolique et d’une dépressive, c’est à la portée de chacun de nous.

«– Je suis déprimé. – Pourquoi? – Parce que je bois. – Pourquoi tu bois? – Parce que je suis déprimé.»


«Les feuilles mortes», Aki Kaurismäki, avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen, 1h21.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

Locarno à l’heure anglaise: de belles retrouvailles

La rétrospective «Great Expectations – Le cinéma britannique de l’après-guerre (1945-1960)» du 78e Festival de Locarno n’a pas déçu. Dans un contexte de réadaptation à une économie de paix, le caractère britannique y révèle ses qualités et faiblesses entre comédies grinçantes et récits criminels. Grands cinéastes et petits maîtres ont (...)

Norbert Creutz

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Le sexe au cinéma: un siècle d’échecs

L’histoire du cinéma témoigne qu’il est souvent plus efficace de suggérer les rapports érotiques entre protagonistes plutôt que de les montrer crûment. D’autant qu’ils n’apportent souvent rien à la compréhension du scénario ni à la profondeur des personnages. Moins on en fait, plus on en dit.

David Laufer

Quand le Festival bat son plein tous les Seniors n’ont pas le blues…

L’esprit du temps et le commerce obligeant: tous devraient hurler de joie, au risque sinon d’être taxés de ronchons. Mais la fête obligatoire ne suppose-t-elle pas que tous y soient conviés? Et si l’on poussait alors la logique à bout: si tout le monde se ruait au Montreux Jazz Festival, (...)

Jean-Louis Kuffer

Des Nymphéas au smartphone

Premier film de Cédric Klapisch présenté à Cannes en 35 ans de carrière, «La Venue de l’avenir» ne marque pas tant un saut qualitatif que la somme d’une œuvre à la fois populaire et exigeante. En faisant dialoguer deux époques, la nôtre et la fin du 19e siècle des impressionnistes, (...)

Norbert Creutz
Accès libre

Jean-Louis Porchet ou la passion créatrice

Le Lausannois et producteur de films est décédé à 76 ans. Il laisse derrière lui, outre de nombreux films renommés, le souvenir d’un homme audacieux et passionné dont la force de conviction venait à bout de tous les défis. Un exemple inspirant pour la culture suisse.

Jacques Pilet

Passer le flambeau de l’insoumission

Documentaire primé au dernier Festival de Soleure, «Autour du feu» de Laura Cazador et Amanda Cortés, réunit les anciens membres de la dite «Bande à Fasel» et des jeunes militantes anticapitalistes d’aujourd’hui pour comparer leurs idées et leurs expériences. Au-delà de son dispositif minimaliste, un film qui pose des questions (...)

Norbert Creutz

Quand la lettre et l’esprit de grands livres sont magnifiés sur les écrans

Deux chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, «Expiation» d’Ian McEwan, et «Cent ans de solitude» de Gabriel Garcia Marquez, passent au grand et au petit écran avec un rare bonheur. L’occasion de se poser quelques questions sur les transits souvent hasardeux des adaptations de toute sorte…

Jean-Louis Kuffer

Notre inavouable nostalgie du sacré

Des films et des séries à gros budget ont récemment mis en scène et dramatisé des institutions qui, dans un passé encore proche, étaient entourées d’un sacre absolu, comme la papauté ou la monarchie anglaise. Ils masquent mal notre nostalgie collective.

David Laufer

Leni Riefenstahl, mise au point

Son simple nom suscite des réactions épidermiques chez les uns mais ne dira sans doute plus rien aux autres. D’où l’intérêt de ce «Leni Riefenstahl – la lumière et les ombres», documentaire exemplaire signé Andres Veiel, qui récapitule à travers un magnifique travail sur archives le parcours de «la cinéaste (...)

Norbert Creutz

En quête d’un terroriste suisse

Le documentaire «La Disparition de Bruno Bréguet» du Tessinois Olmo Cerri tire de l’oubli une figure un peu gênante de notre histoire récente. D’une jeunesse à Locarno aux geôles israéliennes et du terrorisme international dans la nébuleuse Carlos à une mystérieuse disparition en Grèce, la dérive de Bréguet pose la (...)

Norbert Creutz

Et pourtant…

Avant-première à Lausanne. «Monsieur Aznavour» a su réunir jeunes et vieux. La salle est pleine. L’émotion grandit dans l’attente de la projection. Et puis le film commence. A la fin, échange avec l’équipe du film, fort sympathique au demeurant. Biopic à la hauteur? Certainement pas. Et pourtant, pourtant… Critique et (...)

Loris Salvatore Musumeci
Accès libre

Quand le cinéma se fait trans

«Close to You» enregistre la transformation de l’actrice hollywoodienne Ellen Page («Juno») en l’acteur Elliot Page. Après sept ans de silence, le revoici donc dans l’histoire d’un trans canadien qui retourne dans sa famille après une longue absence. Mais malgré cette plus-value d’authenticité, ce petit film indépendant, sensible et bien (...)

Norbert Creutz

Vivent les mauvais artistes

Peu de groupes socio-professionnels sont sujets à une compétition aussi brutale que les artistes. Des millions d’appelés et quelques élus. On ne se souvient donc que des supposés génies. Mais que seraient ces artistes géniaux sans tous ceux qui, pense-t-on, ne le sont pas.

David Laufer