Le frotteur du métro, étude de cas

Publié le 13 janvier 2018
Cent femmes signent une tribune dans Le Monde contre les dérives du mouvement #MeToo. Un texte argumenté et courageux qui soulève une tempête de réactions d’une violence rare. Les opposantes l’ont-elles bien lu? Ou sont-elles de mauvaise foi? Gros plan sur le passage qui suscite les réactions les plus virulentes. Il a pourtant le mérite de rappeler une donnée essentielle: la marge de liberté fondamentale dont dispose chaque être humain.

«Quelqu’un se dévoue pour faire l’amour à Catherine Deneuve? Parce que pour dire que c’est super de se faire frotter dans le métro par un homme elle doit être sacrément en manque!» C’est le genre d’amabilités que l’on peut lire sur Twitter depuis la publication, dans Le Monde du 9 janvier, de la tribune signée par cent femmes dont l’actrice française et qui s’inquiète de voir le mouvement #MeToo, né comme une libération salutaire de la parole, prendre les accents d’une «vague purificatoire» aux relents totalitaires. La presse mondiale s’est fait l’écho de ce texte, mais ce qui est sidérant, c’est de voir la violence des réactions qu’il suscite en France.

Le passage qui provoque le feu le plus nourri est celui où il est question du «frotteur dans le métro». Je ne sais pas si les personnes qui s’en indignent sont de mauvaise foi ou ne l’ont pas lu, car le décalage entre ce qu’il dit et ce qu’on lui fait dire est spectaculaire. C’est un beau cas d’école de «junkisation» du débat. Etude.

Que dit le texte? Qu’une femme «peut» être soucieuse d’égalité salariale «mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement.»

Elle PEUT.

En d’autres termes: il y a une marge de singularité en chacun de nous qui fait que, comme le rappelle Boris Cyrulnik, chaque être humain, selon son histoire, dispose d’un capital de résilience qui lui est propre. Et le traumatisme que nous ressentons n’est pas mécaniquement proportionnel à la gravité de la violence subie. Nous sommes différents, nous ne sommes pas des clones ou des machines.

Elle PEUT.

En d’autres termes: si un homme se frotte à moi dans le métro, il peut arriver que ce jour-là, boostée par les petits ou grands bonheurs de ma vie, je décide purement et simplement de refuser qu’un pauvre mec me pollue ma journée. Que je sois dans des dispositions telles que je puisse me payer ce luxe: liquider la chose, la classer parmi les «non-événements».

Se faire frotter dans le métro n’EST pas un non-événement. Mais je PEUX décider que c’en est un. Ça me fait du bien, c’est un bol d’air vital, ça me donne confiance de me souvenir que cette marge de liberté existe, même si je n’ai pas toujours la force de l’explorer.

Ou alors non, je ne PEUX PAS? Le fait est qu’une multitude d’opposantes au texte des cent femmes, au premier rang desquelles Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes, ont crié au scandale. Elles ont rappelé que le frottement graveleux constitue une agression sexuelle. Elles se sont indignées qu’on le banalise en le classant parmi les non-événements. Elles ont fait comme si le texte disait: c’EST un non-événement.

Ont-elles voulu dire: en AUCUN CAS cette agression ne peut être considérée comme un non-événement? Je ne PEUX PAS décider de la classer comme telle? Je DOIS me sentir traumatisée à jamais, je n’ai pas le choix, parce qu’à tel acte correspond mécaniquement tel traumatisme? Et, je suppose, si je ne me sens pas traumatisée, c’est que je suis dans le déni? Est-ce vraiment cela que veulent dire les indignées de la tribune du Monde?

Ou alors, simplement, ont-elles lu davantage les tweets que le texte original?

Ou alors, encore: sur le fond, elles sont d’accord. Elle savent que, face à une violence qui leur est faite, les femmes ne sont pas QUE des victimes et disposent chacune de leur propre marge de liberté et de résistance intérieure. Mais elles considèrent que ces subtilités sont hors de propos. Que ce genre ce considérations sur la complexité de l’être humain n’est pas pertinent quand il s’agit de monter au front de la lutte contre le machisme. Que ça brouille le discours et les esprits et que ça fournit des arguments à l’ennemi. Donc, qu’il ne faut pas en parler. Donc, que celles qui en parlent sont des traîtresses et des collabos.

Je leur répondrai: c’est ainsi que l’on fait le lit d’une police de la pensée.

Et j’ajouterai: laisser entendre, plus ou moins subtilement, qu’en approuvant le texte co-signé par Catherine Deneuve on se met du côté des vieilles, c’est utiliser une arme d’intimidation assez odieuse. Une dirais: odieusement féminine. 

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Louise Anne Bouchard est écrivain, scénariste, photographe. D’origine québécoise, elle vit depuis près de vingt ans sur les bords du Léman.

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