Le 7 octobre a tué l’illusion israélienne

«Pourquoi voulez-vous que nous cherchions une solution quand il n’y a pas de problème?» C’est ainsi que Gadi Baltiansky, ancien attaché de presse de Ehud Barak, posait pour moi le point de vue israélien sur le problème palestinien. Directeur de l’Initiative de Genève, infatigable activiste pour la paix avec la Palestine, Batliansky observe la guerre en cours: «Après le 7 octobre, plus personne en Israël ne pourra jamais plus me dire qu’il n’y a pas de problème».
Jusqu’au 6 octobre en effet, les Israéliens, leur gouvernement et leur armée, tous vivaient dans une bulle idéologique si épaisse que les preuves d’une attaque imminente ont été discréditées comme propagande. Le 22 septembre, quelques jours avant l’assaut fatal, Bibi Netanyahou, annonçant le futur traité de paix avec l’Arabie saoudite, se rengorgeait à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies: «Tout le Moyen-Orient change. Nous mettons à bas les murs de l’inimitié. Nous apportons une possible paix pour toute la région». Lisez: le problème palestinien est résolu, passons à autre chose et faisons des affaires. Une bonne partie du discours de Bibi parle d’ailleurs de cela, de cette économie israélienne sophistiquée et florissante, avenir unique pour une population chloroformée aux restaurants de luxe et aux vacances à Dubaï. En une seule journée d’enfer, ce ne sont pas seulement 1’200 victimes civiles qui ont été brutalement assassinées, c’est cette conception myope que les habitants d’Israël avaient de leur Etat et de son avenir qui s’est effondrée, et qui ne reviendra plus.
Cette conception remonte, plus ou moins, aux Accords d’Oslo de 1993, que le signataire israélien, Ytzhak Rabin, a payés de sa vie en 1995. Ces Accords, impraticables et jamais exécutés, ont néanmoins offert à la société israélienne l’illusion que la menace palestinienne était définitivement écartée, que petit à petit leur Etat pourrait s’arroger toute la Cisjordanie, que les Palestiniens se satisferaient à la longue de quelques miettes. Bref, que la première phase d’établissement de l’Etat, ponctuée de quatre guerres entre 1948 et 1973, était terminée et qu’on pouvait enfin passer à autre chose.
Yossi Beilin, ancien ministre de Rabin, qui fut le négociateur en chef de ces Accords comme de ceux de Genève, avoue lui-même avoir été «intoxiqué par la majorité qui soutenait (Oslo)». Il me recevait dans son salon d’un quartier huppé du nord de Tel Aviv et m’avait préparé un délicieux café à la cardamome. Tous les rideaux étaient tirés. Le téléphone ne sonnait pas. Assis dans son canapé, cet ami de longue date de Joe Biden, qui a bien connu Sadate et Assad, ressemblait à une relique d’un passé enfoui, presque oublié. L’œuvre de sa vie sera d’avoir contribué, bien malgré lui, à endormir ses compatriotes dans un sentiment fort mal avisé de sécurité et de supériorité définitive sur le camp opposé.
Yossi Beilin © D.L.
Dans mon hôtel, sur le bord de mer fouetté par un vent du sud, le lobby grouillait d’activité. A l’heure où les restaurants sont déserts et le tourisme inexistant – tous les musées ont fermé pour permettre à leur personnel de rejoindre l’armée – cette activité m’étonnait. Il ne s’agissait pourtant pas de voyageurs mais de réfugiés de l’intérieur. Environ 350’000 personnes ont fui les zones de combat au nord et au sud d’Israël, ce que les Gazaouis n’ont pas eu le loisir de faire. Et ces réfugiés sont logés dans les hôtels de la capitale, de Jérusalem et d’autres villes en attendant de pouvoir réintégrer leurs maisons. Personne ne peut leur dire quand ils pourront recommencer à vivre normalement – si ce mot existe. Car l’attaque du 7 octobre a aussi révélé à quel point ces résidents des zones proches de Gaza vivaient dans un aveuglement collectif. Pour ceux-ci il était devenu normal de vivre dans des kibboutzim et des villages à deux encablures de Gaza, considérée depuis 2005 par beaucoup comme «la plus grande prison à ciel ouvert au monde». Le festival de musique électronique, organisé par des militants pacifistes aux abords du kibboutz Reim, à trois kilomètres de la frontière, en a subi les conséquences avec ses 260 victimes fauchées en pleine fête. A posteriori, le projet même d’une vaste fête organisée au bord d’un volcan politique crachant la haine et la misère, respire une tragique ignorance des réalités.
Lors d’une soirée mondaine, tout en sirotant des negronis dans un salon luxueux dominant le port de Jaffa, j’ai créé l’effroi en expliquant que je venais de passer la journée à Ramallah, distante de Jérusalem de 15 kilomètres seulement. Parmi les trente invités israéliens, riches et éduqués, personne n’y avait jamais mis les pieds. Je parlais pour eux d’un monde retranché de leur réalité mentale, comme l’est pour moi Pluton. On m’a dit avoir peur de s’y faire attaquer, ou de ne pas pouvoir supporter la vue de leur misère, tout un attirail de raisonnements destinés, pour les Israéliens, à ignorer ce qui se passe sous leur nez et en leur nom. On pense à Versailles en 1788, ou Johannesburg en 1988. Pratiquement personne en Israël, à part ceux qui ont dû s’y rendre en capacité officielle, n’est jamais allé en Cisjordanie. Le contraste entre ces deux mondes était d’une brutalité et d’une violence que les attaques n’ont fait que révéler au plus grand nombre.
La porte de Jaffa, déserte. © D.L.
Dans le kibboutz de Beeri, à quatre kilomètres de Gaza, je parle avec un Israélo-américain, membre des volontaires qui sont venus servir la popotte à un bataillon de Tsahal, désormais établi dans ces petites maisons. Pour lui, «le système de défense du Dôme de Fer est une épée à double tranchant. Cela nous a protégés, mais aussi entretenus dans l’illusion de la sécurité». Cette illusion a explosé comme la maison dont les solives carbonisées se dressent derrière nous. Dans ce kibboutz on a dénombré environ 100 victimes, dont un grand nombre sont tombées sous les coups de leur propre armée. En effet les tankistes de Tsahal ont reçu l’ordre de tirer sur les maisons dont on savait qu’elles contenaient et des otages israéliens, et des assaillants du Hamas. Les soldats de ce bataillon de volontaires, pour beaucoup des trentenaires nés en France, sont concentrés et nerveux. Ils occupent ce village-martyr depuis des semaines et effectuent des missions quotidiennes dans Gaza, dont ils ne me touchent pas mot. Pour eux comme pour la majorité de leurs compatriotes, une illusion s’est définitivement éteinte le 7 octobre. A sa place s’est réveillée une peur indicible.
Dans une vieille ville de Jérusalem désertée, la plupart des échoppes du bazar sont fermées, j’y déambule dans un silence minéral que ne dérangent que les écoliers. Certains marchands sortent même de leur magasin, non pour me proposer leurs tapis, mais pour quémander quelques sous. Dans cette ville-monde, ordinairement bondée jusque dans ses arrières-cours, parmi ces gens qui ne vivent que du tourisme, on semble se poser la question de Ramuz: et si le soleil ne revenait pas.
Pendant des années le système de gouvernement de Bibi Netanyahou avait consisté, selon la formule officielle, à «tondre le gazon». Cela signifiait, pour Tsahal, rentrer périodiquement en Cisjordanie pour rappeler aux Palestiniens qui est le patron. Alors on tuait quelques chefs, on emprisonnait des centaines de jeunes hommes et même d’enfants, on rasait des villages et des oliveraies et on repartait, certain que les velléités palestiniennes d’émancipation étaient aussi nettes qu’une pelouse de golf. Et puis depuis 2011 le système de défense du Dôme de Fer liquidait la plupart des roquettes ennemies avant impact. Dans mon hôtel, au milieu de la nuit, j’ai fini, moi aussi, par m’habituer à ces explosions aériennes. Enfin on arrosait le Hamas de dollars en liquide, ce dont Bibi se vantait en plus, pour les endormir et les corrompre, et les habituer à l’existence de Gaza comme réalité durable. Ce qui n’a abouti à endormir et à corrompre que le gouvernement israélien et ses administrés.
Le matin du 7 octobre, l’impossibilité de leur monde a explosé en pleine figure des Israéliens. Pire, l’attaque du Hamas a également offert la preuve que le seul et unique avantage d’Israël sur les Palestiniens, c’est-à-dire la force militaire, était inutile. C’est pour cela que, depuis deux mois maintenant, une peur abyssale et atavique s’est insinuée partout en Israël. La population a compris que pendant que certains défilaient par millions pour renverser Bibi et s’entre-déchirer, les colons continuaient d’occuper et de chasser de leurs terres les colonisés cisjordaniens, nourrissant chez eux une haine totale contre l’Etat juif. Et les Gazaouis vivaient dans une misère crasse tandis qu’une revanche se préparait, dont Israël était avertie en détails, sans jamais la prendre au sérieux.
Cette peur désormais omniprésente est le premier ressort de l’incroyable violence des combats qui sont en train d’avoir lieu. Elle trouve ses racines dans la raison d’être d’Israël, cet exercice particulièrement délicat, et peut-être impossible, de régulation démographique, c’est-à-dire d’épuration ethnique permanente – j’en reparlerai en détail dans ma prochaine contribution. Car si Israël peut compter sur sa force et sur l’alliance américaine, les Palestiniens ont la démographie de leur côté. Pour laquelle, me rappelait Yossi Beilin avec un fatalisme palpable, «il n’existe pas de statu quo».
Au kibboutz Beeri, village-martyr du 7 octobre. © D.L.
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