La Suisse en retard d’une guerre

Rappel historique piquant. Quand éclata le conflit de 1914-1918, le Conseil fédéral ne croyait pas du tout à l’aviation. C’est la Société suisse des officiers, des particuliers, des industriels qui prirent l’initiative de construire des appareils militaires et firent une collecte dans ce but! Au lendemain de la Première guerre mondiale, l’armée suisse resta dans les vieilles habitudes, privilégiant l’infanterie et l’artillerie, peu intéressée par les avions et les chars. Puis, voyant que ces engins modernes allaient jouer un grand rôle, elle acheta en toute hâte quelques Morane français et plusieurs Messerschmitt allemands. Problème! Lorsque la Seconde guerre mondiale éclata, en mai-juin 1940, l’aviation nazie tenta plus d’une fois de survoler la Suisse pour conquérir la France. Il survint quelques sérieux incidents, pas moins de 11 avions de la Luftwaffe ont été abattus par la DCA et l’aviation suisses. Hitler se fâcha de voir des machines allemandes s’en prendre aux siennes, et le 20 juin 1940, après une crise diplomatique sévère, le général Guisan dut donner l’ordre de ne plus s’en prendre aux vols des Allemands.
Mais depuis ce lointain passé, la guerre a pris tant d’autres formes, utilisé tant d’autres outils. Dans les dernières décennies, il y eut toutes sortes de conflits terriblement meurtriers mais peu de combats aériens. Le Vietcong a chassé les Américains du Vietnam sans un seul avion, en dépit des effroyables bombardements subis. Les talibans sont en train de reprendre le contrôle de l’Afghanistan sans aviation, face à l’armada américaine. La dernière bataille des airs date de 1973, lors de la guerre du Kippour, quand les Israéliens ont mis en déroute les armées arabes dont les appareils furent détruits, faute d’équipements électroniques modernes. Quant aux djihadistes d’aujourd’hui qui grignotent des pans entiers de l’Afrique, ils ne savent pas voler mais ils parviennent à résister aux attaques du ciel.
Les drones offensifs
Un épisode récent devrait faire réfléchir nos stratèges. Le 14 septembre 2019, les rebelles yéménites aidés par l’Iran ont bombardé deux centres pétroliers d’Arabie saoudite avec des drones offensifs. L’aviation saoudienne qui compte des centaines d’appareils ultra-modernes est restée impuissante, totalement dépassée face à cette technologie.
Toutes les grandes puissances œuvrent à se doter de ces engins, pouvant voler à très haute et à très basse altitude, souvent capables d’échapper à la surveillance des radars. Elles espèrent trouver de nouveaux moyens pour s’en protéger grâce à des technologies de pointe en pleine évolution.
La Suisse n’est pas totalement en reste. En plus des engins de surveillance, elle a acheté six drones lourds israéliens (Hermès 900 HFE) dont le premier est arrivé en décembre mais ne vole pas encore. Pour bombarder qui? Le vrai défi, c’est de s’en protéger. Récemment, en 2017, l’armée s’est dotée d’un «Centre suisse des drones et de la robotique», encore modeste, qui planche sur les dernière innovations. Histoire de ne pas se retrouver en retard d’une guerre. Voilà qui serait bien plus prioritaire que l’achat d’avions de combat!
Qu’il faille assurer une police du ciel capable d’intercepter les aéronefs égarés ou suspects, c’est l’évidence. Ce que nous n’avons d’ailleurs pas été capables de faire 24 heures sur 24 jusqu’à tout récemment. Pour cela, un nombre limité d’avions suffit, sans que ceux-ci soient équipés pour des missions de bombardements au long cours.
Les menaces de la cyberguerre
Enfin il devient tellement évident que les menaces d’aujourd’hui sont de tout autre ordre. La cyberguerre a déjà frappé notre territoire. En 2014, l’usine d’armements Ruag, propriété de la Confédération, a fait l’objet d’une attaque cybernétique face à laquelle elle s’est trouvée totalement dépourvue. Les espions eurent accès à une masse énorme d’informations sensibles. De mêmes agressions pourraient perturber ou paralyser nos systèmes de communications, nos entreprises, nos centrales électriques… Le département de la défense s’en préoccupe bien sûr, mais pour l’heure il ne fournit aucun plan complet et crédible, il ne chiffre pas les besoins financiers pour empoigner sérieusement ce pan vital de notre sécurité. Et quand on sait l’ampleur des fiascos informatiques de l’administration fédérale, on a de quoi s’inquiéter.
Le risque d’une guerre classique avec attaques aériennes contre nous est devenu quasiment nul. Et dans cette hypothèse invraisemblable, la riposte ne serait envisageable qu’en étroite coopération avec les pays voisins… qui verraient les méchants avions dans leur ciel bien avant qu’ils ne survolent nos Alpes. Ce qui veut dire en clair qu’une telle flotte guerrière n’aurait de sens qu’en s’intégrant au système de l’OTAN. L’armée suisse le reconnaît d’une certaine manière puisque notre aviation a participé à plusieurs manœuvres otanesques (dans le cadre du «Partenariat pour la paix»), notamment sur la mer du Nord.
Cette proposition d’achat d’avions de combat résulte soit d’une vision dépassée de la guerre, soit d’une volonté de satisfaire les Américains qui s’égosillent pour demander un renforcement des armées européennes… avec les armes qu’ils produisent. Ou alors, l’une et l’autre raison.
Les milliards demandés peuvent servir à d’autres buts infiniment plus sages. Dans tous les domaines. Y compris celui de la sécurité.
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