La Suisse en retard d’une guerre

Publié le 30 juin 2020
Se prémunir contre des attaques belliqueuses? Par ces temps de folies, cela paraît raisonnable même à qui déteste la guerre. Mais comment? En achetant des dizaines d’avions de combat? L’examen des périls réels amène à de toutes autres conclusions. Par ce choix, la Suisse est en retard d’une guerre. Ce n’est pas la première fois…

Rappel historique piquant. Quand éclata le conflit de 1914-1918, le Conseil fédéral ne croyait pas du tout à l’aviation. C’est la Société suisse des officiers, des particuliers, des industriels qui prirent l’initiative de construire des appareils militaires et firent une collecte dans ce but! Au lendemain de la Première guerre mondiale, l’armée suisse resta dans les vieilles habitudes, privilégiant l’infanterie et l’artillerie, peu intéressée par les avions et les chars. Puis, voyant que ces engins modernes allaient jouer un grand rôle, elle acheta en toute hâte quelques Morane français et plusieurs Messerschmitt allemands. Problème! Lorsque la Seconde guerre mondiale éclata, en mai-juin 1940, l’aviation nazie tenta plus d’une fois de survoler la Suisse pour conquérir la France. Il survint quelques sérieux incidents, pas moins de 11 avions de la Luftwaffe ont été abattus par la DCA et l’aviation suisses. Hitler se fâcha de voir des machines allemandes s’en prendre aux siennes, et le 20 juin 1940, après une crise diplomatique sévère, le général Guisan dut donner l’ordre de ne plus s’en prendre aux vols des Allemands.

Mais depuis ce lointain passé, la guerre a pris tant d’autres formes, utilisé tant d’autres outils. Dans les dernières décennies, il y eut toutes sortes de conflits terriblement meurtriers mais peu de combats aériens. Le Vietcong a chassé les Américains du Vietnam sans un seul avion, en dépit des effroyables bombardements subis. Les talibans sont en train de reprendre le contrôle de l’Afghanistan sans aviation, face à l’armada américaine. La dernière bataille des airs date de 1973, lors de la guerre du Kippour, quand les Israéliens ont mis en déroute les armées arabes dont les appareils furent détruits, faute d’équipements électroniques modernes. Quant aux djihadistes d’aujourd’hui qui grignotent des pans entiers de l’Afrique, ils ne savent pas voler mais ils parviennent à résister aux attaques du ciel.

Les drones offensifs

Un épisode récent devrait faire réfléchir nos stratèges. Le 14 septembre 2019, les rebelles yéménites aidés par l’Iran ont bombardé deux centres pétroliers d’Arabie saoudite avec des drones offensifs. L’aviation saoudienne qui compte des centaines d’appareils ultra-modernes est restée impuissante, totalement dépassée face à cette technologie.

Toutes les grandes puissances œuvrent à se doter de ces engins, pouvant voler à très haute et à très basse altitude, souvent capables d’échapper à la surveillance des radars. Elles espèrent trouver de nouveaux moyens pour s’en protéger grâce à des technologies de pointe en pleine évolution.

La Suisse n’est pas totalement en reste. En plus des engins de surveillance, elle a acheté six drones lourds israéliens (Hermès 900 HFE) dont le premier est arrivé en décembre mais ne vole pas encore. Pour bombarder qui? Le vrai défi, c’est de s’en protéger. Récemment, en 2017, l’armée s’est dotée d’un «Centre suisse des drones et de la robotique», encore modeste, qui planche sur les dernière innovations. Histoire de ne pas se retrouver en retard d’une guerre. Voilà qui serait bien plus prioritaire que l’achat d’avions de combat!

Qu’il faille assurer une police du ciel capable d’intercepter les aéronefs égarés ou suspects, c’est l’évidence. Ce que nous n’avons d’ailleurs pas été capables de faire 24 heures sur 24 jusqu’à tout récemment. Pour cela, un nombre limité d’avions suffit, sans que ceux-ci soient équipés pour des missions de bombardements au long cours.

Les menaces de la cyberguerre

Enfin il devient tellement évident que les menaces d’aujourd’hui sont de tout autre ordre. La cyberguerre a déjà frappé notre territoire. En 2014, l’usine d’armements Ruag, propriété de la Confédération, a fait l’objet d’une attaque cybernétique face à laquelle elle s’est trouvée totalement dépourvue. Les espions eurent accès à une masse énorme d’informations sensibles. De mêmes agressions pourraient perturber ou paralyser nos systèmes de communications, nos entreprises, nos centrales électriques… Le département de la défense s’en préoccupe bien sûr, mais pour l’heure il ne fournit aucun plan complet et crédible, il ne chiffre pas les besoins financiers pour empoigner sérieusement ce pan vital de notre sécurité. Et quand on sait l’ampleur des fiascos informatiques de l’administration fédérale, on a de quoi s’inquiéter.

Le risque d’une guerre classique avec attaques aériennes contre nous est devenu quasiment nul. Et dans cette hypothèse invraisemblable, la riposte ne serait envisageable qu’en étroite coopération avec les pays voisins… qui verraient les méchants avions dans leur ciel bien avant qu’ils ne survolent nos Alpes. Ce qui veut dire en clair qu’une telle flotte guerrière n’aurait de sens qu’en s’intégrant au système de l’OTAN. L’armée suisse le reconnaît d’une certaine manière puisque notre aviation a participé à plusieurs manœuvres otanesques (dans le cadre du «Partenariat pour la paix»), notamment sur la mer du Nord.

Cette proposition d’achat d’avions de combat résulte soit d’une vision dépassée de la guerre, soit d’une volonté de satisfaire les Américains qui s’égosillent pour demander un renforcement des armées européennes… avec les armes qu’ils produisent. Ou alors, l’une et l’autre raison.

Les milliards demandés peuvent servir à d’autres buts infiniment plus sages. Dans tous les domaines. Y compris celui de la sécurité.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Les Suisses ne tirent aucun avantage des coûts élevés de la santé

Les primes d’assurance maladie devraient à nouveau augmenter de 4 % en 2026. Or il n’existe aucune corrélation entre les coûts de la santé et la santé réelle d’une population, ni avec son espérance de vie. La preuve? En Grande-Bretagne, le nombre de décès liés au cancer est inférieur à (...)

Urs P. Gasche

Le Hamas inspire l’armée suisse

Remise en état à prix exorbitant de nombreux bunkers creusés pendant la Seconde Guerre mondiale, acquisition de missiles à longue portée – pour bombarder qui? L’inspiration de nos stratèges galonnés n’impressionne guère.

Antoine Thibaut
Accès libre

Vos regards sur la Suisse au temps de Trump

Nous vous avons demandé votre avis et vous êtes nombreux à avoir répondu. Un grand merci à vous chères lectrices et chers lecteurs! Vos mots éclairent les réactions à ce chambardement, trop souvent outrées ailleurs, fort sages ici. Quelques citations.

Bon pour la tête
Accès libre

Une Suisse la tête dans les nuages

La tourmente du monde? Elle chamboule les voisins mais n’émeut pas le Conseil fédéral dont le silence devient assourdissant. Comme si aucune conséquence directe ou indirecte ne pouvait se ressentir dans le pays. Cela à l’heure où c’est le grand vide du côté de la sécurité et du renseignement. Flegme (...)

Jacques Pilet

Armée suisse: les lâcheurs se pavanent

Face à la débâcle du DDPS, les capitaines quittent le navire les premiers. Et personne au gouvernement pour réagir. D’ailleurs, peut-on encore qualifier un tel club de gouvernement?

Jacques Pilet
Accès libre

Défense suisse: quand éclate le besoin de renouveau

Soudain tout se précipite et la Suisse s’interroge enfin ouvertement sur sa politique de défense et sa relation à l’Europe. Ce qui arrive à Berne ces jours n’est pas banal. Rappel d’une escalade, d’un enchaînement d’évènements divers mais révélateurs et reliés entre eux.

Jacques Pilet

Musk dézingue notre avion

La capacité de défense de l’armée suisse est remarquable. Du moins lorsqu’il s’agit de balayer les informations qui contredisent ses plans. Sous la houlette de Madame Viola Amherd, grande pourvoyeuse de milliards militaires, nos chefs de guerre ont accueilli avec une moue condescendante la déclaration d’un certain Elon Musk à (...)

Jacques Pilet

Un F/A-18 s’écrase, à qui la faute?

Le 26 août 2016 il y a eu mort d’homme. Un jeune pilote de l’armée s’écrase avec son F/A-18 C Hornet contre la paroi ouest du Hinter Tierberg dans la région du Susten, à peine 11 mètres sous la ligne de crête. La visibilité était très mauvaise. Début 2024, la (...)

Boas Erez
Accès libre

L’armée suisse en surchauffe

Le chef de l’armée suisse, Thomas Süssli, annonce un «plan stratégique de défense» qui nécessite d’ajouter 13 milliards au budget militaire ces prochaines années. Et coopérer davantage avec l’OTAN. Un rapport du Département qui circule en Suisse alémanique parle même de 30 milliards. Quant aux experts consultés par la «Sonntagszeitung», (...)

Accès libre

Trains directs? Pas tant que ça

La gauche et les Verts interpellent le Conseil d’Etat zurichois pour qu’il exige des liaisons ferroviaires directes, sans changements donc, entre Zurich et Londres, Madrid et Prague.

Accès libre

A Pise, un penchant contesté pour les activités militaires

Au nord de Pise, dans le parc naturel de San Rossore, un projet de base militaire suscite de nombreuses contestations. La région abrite déjà Camp Darby – la plus grande base logistique de l’armée américaine en Europe. Depuis 2008, l’aéroport militaire de la ville est aussi la principale base opérationnelle (...)

L’armée suisse par temps de Covid

Accès libre

Un chien de garde américain dans l’armée suisse

La Suisse est-elle au moins un État souverain en matière de sécurité? Cette enquête révèle que deux officiers américains sont stationnés à Dübendorf (ZH), où se trouve un aérodrome militaire.
Leur mission: s’assurer que les avions de chasse et autres armements américains servent les intérêts de leur pays.

L’insoutenable légèreté antimilitariste

Le 27 septembre, le peuple dira si oui ou non il veut d’un nouvel avion de combat à six milliards de francs. Les arguments rationnels ne pèseront pas seuls dans la décision. Il en va aussi de l’estime de soi d’un pays, de son rapport à l’histoire, d’autres choses encore (...)

Comment les Américains inspectent l’armée suisse

Le «Tagesanzeiger» décrit une inspection particulière d’un dépôt d’armement helvétique. Deux inspecteurs des Etats-Unis veulent voir de près les dispositifs anti-aériens Stinger importés d’outre-Atlantique. C’est prévu dans le contrat. Ce sera plus poussé encore si la Suisse s’avise d’acheter des FA-18 Super Hornet ou des F-35 en cas d’approbation du (...)