La mort programmée des journaux

Publié le 30 août 2024
On connaît depuis longtemps la brutalité du groupe zurichois Tamedia. Mais cette fois, son arrogance et son mépris pour les collaborateurs et le public dépassent toutes les bornes. A cela s’ajoute une ignorance crasse de la réalité romande. Mais après le moment de la colère et, si possible, de la solidarité, vient celui des questions qui font mal. Les journaux imprimés sont-ils condamnés à terme? Avec quelles conséquences pour notre société?

Le casse-tête est connu. Cet éditeur commercialise les petites annonces dans une entité à part, fort rentable, il contribue à hauteur de 100 millions au résultat du groupe. Les titres de presse, eux, ont rapporté l’an passé, malgré leurs peines, 13,4 millions de bénéfices. Loin de suffire au PDG, Pietro Supino, obsédé par le souhait de servir des dividendes généreuses aux actionnaires. La perspective de la fermeture des imprimeries de Bussigny et Zurich doit le réjouir. La vente des sites immobiliers, dans des lieux très cotés, sera fort lucrative. En réalité, cet éditeur, comme d’autres, bien qu’ils tentent de rassurer en le niant, ne croient plus à l’avenir des journaux. Dans le moyen ou long terme. Comme les annonceurs, ils misent tout ou presque sur le net.

Est-ce pour le cacher qu’aucun manager ne s’est déplacé à Lausanne pour communiquer les décisions qui affectent si largement la Suisse romande? Non, c’est simplement par mépris. Affiché sans complexe. Avec aussi une ignorance ahurissante. Un certain Simon Bärtschi propose à 24 Heures d’«attaquer» tout le marché romand. Ce qui fut tenté autrefois, dans les belles années, et totalement raté. On comprend la fureur de Genève. La deuxième ville du pays ramenée à une province marginale! Ni la patronne, l’Allemande Jessica Peppel-Schulz, ni personne dans ce management ne capte le paysage, ne perçoit vraiment les attentes du lectorat, pas plus en Suisse alémanique qu’en Suisse romande. Pietro Supino connaît mieux la musique helvétique mais s’en moque, d’autant plus qu’il concentre une bonne part de son attention… sur ses affaires en Italie. Le baratin servi par ses sbires résulterait d’une stratégie réfléchie, alors qu’auparavant c’était, de leur propre aveu, du coup par coup. On s’esclaffe jusqu’à Zurich. Dans la NZZ, l’expert des médias Kurt W. Zimmermann, qui siégea jusqu’en 2022 au conseil d’administration de Tamedia, ne voit là que du «verbiage». Une absence d’idée camouflée sous la sempiternelle «transformation numérique».

Pas étonnant que ces dirigeants acculturés n’aient rien fait ces dernières années pour muscler leurs titres. Au plan économique mais aussi journalistique. La profession menacée, déprimée, n’a pas revu ses méthodes, accrochée au travail de bureau. Plutôt le nez sur l’écran où défilent les dépêches que sur le terrain. Quant à l’information locale, elle s’est aussi ratatinée au fil des ans. D’où, quasiment partout, cette apparence d’uniformité de l’information qui lasse une part du public. Sans parler des jeunes générations qui n’approchent tout simplement pas les médias classiques. Voyez-vous souvent les moins de quarante ans feuilleter un canard dans le train? Nous pas. Parce qu’ils attendent le journal télévisé? Haha. Leur monde est celui des réseaux, des sites divers et variés, sérieux ou improbables. Ou préfèrent-ils ignorer les discours politiques, les polémiques et les fracas d’ici et d’ailleurs? Ce serait grave. Mais pas inéluctable.

Le désert de l’information locale et régionale s’étend dans l’indifférence politique. Les réactions des gouvernements vaudois et genevois au brutal coup zurichois étaient affligeantes de mollesse. Ils n’ont même pas invité Pietro Supino à s’expliquer devant eux. Ils bougonnent un moment et passent l’éponge. Tous avachis face à la morgue provocante de ces barons alémaniques.

Bilan et perspective? L’avenir est donc très noir pour les quotidiens sur papier. A de rares exceptions près. En revanche les périodiques, anciens et nouveaux, pas si mal portants, pourraient apporter de bonnes surprises. A condition qu’ils trouvent des tons nouveaux, des contenus moins aseptisés. Car le plaisir des textes et des images bien articulés, valorisés par le toucher des pages, n’a pas disparu. Pour beaucoup, le tout écran finit par lasser, éveille d’autres envies. A preuve, le livre résiste plutôt bien. Méfions-nous de la fatalité.

Pari lancé. De nouveaux titres imprimés naîtront, dans des formats et des rythmes inattendus. Pour un tel sursaut, il en faudra, de l’énergie, de la créativité. De l’engagement aussi chez les investisseurs, à chercher ailleurs qu’à Zurich! De modestes expériences, ici et là, – comme le mensuel Le Regard libre – sont encourageantes. Mesdames et Messieurs de la richissime Fondation Aventinus, êtes-vous attentifs à ces bourgeons?

En tout cas ce ne sont pas les imprimeries qui manquent… Celle, si proche, du groupe Hersant (ESH) à Monthey n’attend que ça. A propos, pourquoi Le Temps n’y serait-il pas imprimé plutôt qu’à Berne chez Tamedia, au milieu de tant d’autres titres, avec chaque soir des délais promis à s’allonger?

Ce n’est pas ici, à BPLT, que nous allons dénigrer l’espace vibrionnant du net. Mais, question de civilisation, la bataille pour la survie et l’essor du papier imprimé vaut d’être menée. Sur tous les fronts.

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