La machine à milliardaires qu’est le private equity

Publié le 15 novembre 2024
L'économie mondiale produit une nouvelle génération de super-riches. D'où vient leur argent et qui paie les pots cassés, cela reste flou. L'exemple de Partners Group, qui jongle avec les entreprises et les milliards, laisse perplexe. L'économie réelle n'a que peu de place dans ces activités. La finance fiction est bien plus lucrative.

Werner Vontobel, article publié sur Infosperber le 13 novembre 2024, traduit par Bon Pour La Tête


Aux Etats-Unis, les multimilliardaires achètent des élections ou même l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En Suisse, Christoph Blocher a fait de l’UDC le parti le plus fort grâce à son argent et Fredy Gantner, Urs Wietlisbach et Marcel Erni du «Partners Group» tentent depuis peu de faire échouer les Bilatérales III. Ils représentent la nouvelle génération de super-riches. Contrairement à Blocher ou Gottlieb Duttweiler, ils ne produisent plus rien. Au lieu de marchandises, ils ne font que déplacer de l’argent. Et par centaines de milliards.

Le commerce d’entreprises comme modèle commercial

Dans le Sonntags-Blick, Beat Schmid a tenté de comprendre comment les trois fondateurs de la société de capital-investissement Partners Group (PG) à Baar se sont enrichis ensemble de quelque 8 milliards de francs en quelques années. La réponse courte: collecter de l’argent (150 milliards de dollars jusqu’à présent) auprès de clients riches, acheter des entreprises avec cet argent et les revendre au moins deux fois plus cher après cinq à dix ans.

Les riches clients peuvent compter sur un rendement net annuel de 15 à 20%. Les trois partenaires perçoivent en outre des frais de gestion et détiennent des parts privées qui leur ont permis jusqu’à présent – toujours selon le Sonntags-Blick – d’obtenir un rendement des fonds propres de 41%. Voilà pour la surface financière.

Mais comment les trois partenaires et leurs 1’900 employés ont-ils rendu les entreprises achetées plus efficaces et doublé leur valeur? Le Sonntags-Blick ne l’explique pas précisément, et le site internet du Partners Group n’en dit pas plus. On n’y trouve pratiquement que des arguments – et très abstraits – au niveau des marchés financiers. «Transformational Investment» – des questions?

L’économie réelle n’y est évoquée que de manière marginale. Mais le hasard a voulu que les partenaires concluent un accord important au début de cette semaine. Comme on a pu le lire sur «Marketscreener», Partners Group a vendu sa participation dans la société Techem avec une marge bénéficiaire de 45%.

Dans le détail, la transaction se serait déroulée comme suit: en 2018, PG a acheté Techem avec deux autres sociétés de private equity pour 4,6 milliards d’euros et a ensuite longtemps étudié une introduction en bourse. Aujourd’hui, l’entreprise a été revendue pour 6,7 milliards à un consortium d’investisseurs composé de la société de participation américaine TPG et du fonds souverain singapourien GIC.

Un deal énigmatique

En termes réels, Techem est une entreprise d’environ 4’000 employés spécialisée dans la lecture des données de chauffage et dans l’optimisation énergétique des grands immeubles d’habitation. L’année dernière, elle a augmenté son chiffre d’affaires de 12,5% pour atteindre 1,01 milliard d’euros. Le bénéfice brut (Ebitda) est indiqué à 552 millions. Mais il faut encore en déduire, entre autres, les intérêts de 2,8 milliards de dettes nettes. Un éventuel bénéfice net n’est pas indiqué, comme on peut s’en douter.

Pour PG, la vente est une bonne affaire. Mais qu’est-ce qui pousse les TPG et le GIC à dépenser près de 7 milliards pour un lecteur de chauffage tout juste rentable dans le meilleur des cas? Pourquoi Techem a-t-elle simplement été revendue à des investisseurs internationaux au lieu d’être mise en vente publiquement en bourse, accompagnée d’un prospectus de vente en bonne et due forme contenant toutes les informations pertinentes?

Première possibilité: Finance Fiction?

Il y a deux réponses possibles à cette question. La première: la vente fait partie d’un deal (secret) plus important. Les méga-fonds se rachètent mutuellement leurs participations à des prix exorbitants et augmentent ainsi leur valeur de marché. Cela se répercute à son tour sur les bonus des managers. Ce serait pour ainsi dire de la fiction financière.

L’avant-dernière transaction de PG s’est également déroulée dans le plus grand secret. PG a racheté à GHO-Capital une participation majoritaire dans la société de biotechnologie FairJourney Biologics pour un montant estimé à 500 millions d’euros, ce qui porte la valeur de marché de cette société, qui réalise un chiffre d’affaires annuel de 41 millions de dollars, à 900 millions d’euros. Il n’est pas certain que cela devienne un jour une affaire rentable. Mais en attendant, ce sont les valorisations que les «Global Investors» ont eux-mêmes déterminées par leurs transactions qui s’appliquent. GHO a réalisé un bénéfice réel probablement bien supérieur à 100 millions. Partners Group peut comptabiliser dans son bilan la participation à FairJourney au prix d’achat. Gagnant-gagnant – mais en fin de compte seulement de la fiction financière.

Seconde possibilité: perspective de domination du marché

La deuxième possibilité nous ramène à l’économie réelle: l’activité des services de relevé des données de chauffage est déjà concentrée entre quelques mains, ce qui a suscité l’inquiétude de l’Office fédéral allemand des cartels. Outre les géants du secteur Techem et Ista, quelque 300 petits services sont certes encore actifs sur le marché européen, mais ils ne sont guère compétitifs. Le rachat de Techem pourrait faire partie d’un plan visant à monopoliser complètement le marché, à augmenter sensiblement les prix et à accroître les bénéfices de telle sorte que Techem puisse être vendue à un prix encore plus élevé via la bourse. Des millions de locataires passeraient ainsi à la caisse. Beaucoup de petites bêtes font beaucoup de mal dans peu de mains.

Tout cela n’est que spéculation. On n’en sait pas plus et on n’est pas censé le savoir. Le fait est que les marchés financiers mondiaux ont une fâcheuse tendance à produire des multimilliardaires politiquement puissants et à nous laisser dans l’ignorance de qui devra finalement payer la note.

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