Publié le 3 novembre 2023
On peut pousser des hauts cris, l’ignorer avec dédain, mais le fait est là: en mai 2023, Tiktok, habilement géré par une société chinoise, comptait 1,7 milliard d’utilisateurs, passant pour la plupart sur ce flux une heure et demie par jour. Dans de nombreux pays, notamment au Moyen-Orient et en Afrique, pour de larges pans de la population, pas seulement les jeunes, c’est devenu la première source de mots et d’images. Que dit ce déferlement hétéroclite sur le conflit israélo-palestinien? Et sur le monde d'aujourd'hui? Allons-y voir.

Ce flux est d’accès difficile au début. Tant que les algorithmes n’ont pas détecté vos sujets d’intérêt, en repérant sur quoi vous vous êtes attardés et ceux que vous avez vite balayés, tant que vous n’avez pas indiqué vos mots-clés sur la fonction de recherche, le tohu-bohu est imbuvable. Des avalanches de visages narcissiques, de propos futiles, des videos malaxées, des bavardages en direct, avec pluies de commentaires . Mais une fois le tri fait – et à refaire au gré de sa curiosité – on trouve beaucoup de séquences fort intéressantes.

Cette machine donne une idée de la perception des événements. Mais est-elle manipulée? Favorise-t-elle tel ou tel camp? Premier constat prudent: on trouve là pêle-mêle les opinions les plus diverses. Exprimées par des personnes de tous bords et de tous âges, plutôt jeunes, c’est vrai, plus de femmes que d’hommes, semble-t-il. L’expression est souvent naïve, maladroite, balbutiante, elle peut être aussi très sophistiquée. Parfois manifestement prise en mains par des pros. Les interventions les plus spontanées côtoient celles des porte-paroles officiels et les extraits d’émissions TV sagement formatées. Autre constat: on ne trouve pas d’appels haineux, de provocations enflammées. Tiktok se vante de disposer de 6’000 collaborateurs chargés de filtrer les flux, de bloquer les incendiaires… et la pornographie. Censure ordonnée par la Commission européenne, rassurante à certains égards, inquiétante aussi. Jusqu’où sera-t-elle poussée?

Sur la guerre au Moyen-Orient, les contenus pro-palestiniens sont beaucoup plus nombreux que ceux des pro-israéliens. Des images de manifestations à profusion. Des plaidoyers colériques ou sereins, amateurs ou savants. Des historiens, patentés ou pas, des deux bords d’ailleurs, défilent en prétendant expliquer comment on en est arrivé là. Brandissant des cartes… ou la Bible. L’Ancien Testament surgit à tout bout de champ avec des interprétations opposées.

Les discours ne sont pas toujours simplistes. De nombreuses séquences tournées en Israël sont fort critiques à l’égard du comportement, hier et aujourd’hui, de Netanyahou. Son aveuglement à la veille du 7 octobre ne passe pas. Le cynisme des uns et des autres, celui aussi du Hamas et des gouvernements arabes, est souvent dénoncé.

Une étude américaine fait apparaître que depuis le 7 octobre, il y aurait eu 3 milliards de pages vues favorables à la cause palestinienne et 200 millions favorables à la cause du gouvernement israélien. Ecart dû sans doute à la disproportion des populations musulmanes et juives, mais pas seulement. Des pans entiers du monde voient dans ce conflit celui de l’Occident contre ceux qui ne veulent plus de sa tutelle. Le trépidant capharnaüm permet aussi, en dépit de son désordre, de prendre le pouls du monde.

Tiktok nous en apprend beaucoup aussi sur la répercussion de la tragédie en France. Chaque jour déverse une foule de témoignages personnels sur le ressenti des Juifs alarmés par les poussées d’antisémitisme et celui des musulmans poursuivis par la suspicion collective. Ces voix sont sincères. Instrumentalisées parfois, mais plus audibles que sur les plateaux de télévision où les sempiternels experts monopolisent la parole.

La plateforme fait-elle monter l’emballement des émotions? Sans doute. Mais pas davantage, et plus ouvertement que les médias institutionnels qui débattent selon des schémas définis. Lorsqu’ils glosent par exemple sur «la guerre des civilisations», ils mettent bien plus le feu que le concert chaotique et contradictoire des millions d’individus qui s’expriment grâce à ce géant de la communication moderne.

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