L’homme qui jongle avec les milliards de l’humanitaire

Le personnel du CICR est traumatisé par les vagues de licenciements annoncés, par le resserrement brutal des ressources. Les délégués sur le terrain tentent de limiter la casse. Leur travail dans les régions en guerre est plus indispensable que jamais. On vient de le voir dans le Haut-Karabakh, où ils tentent enfin de soulager la détresse de la population qui n’a pas fui et de rendre visite, espérons, aux prisonniers politiques. Mais beaucoup se sentent trahis. Alors que Peter Maurer laissait filer les dépenses dans toutes sortes de directions éloignées de la mission de base de l’institution, il siégeait déjà en bonne place à la tête du World Economic Forum de Klaus Schwab, concoctant divers projets dits humanitaires. Le malaise était déjà palpable quand l’ex-président partit soudainement, il y a un an, avec une confortable indemnité, et entra aussitôt au conseil d’administration de la Zurich Assurance. Il grandit ces jours avec l’annonce de sa nouvelle activité. Il devient co-président de la «Humanitarian and Resilience Investing Initiative». Un projet lancé en 2019 à Davos qui prend maintenant une ampleur spectaculaire.
De quoi s’agit-il? Dans le texte, dans le jargon: «La déclaration appelle les organisations humanitaires et de développement, les donateurs et les gouvernements, les institutions de financement du développement, les fondations, les investisseurs, les facilitateurs d’investissements et les chefs d’entreprise à unir leurs forces pour mobiliser 10 milliards de dollars de capital commercial et catalytique afin de permettre à 1’000 entreprises locales et internationales dans les marchés marginaux de développer leurs activités d’ici à 2030. Les solutions axées sur le marché peuvent renforcer les économies locales, répondre aux défis systémiques auxquels sont confrontées les communautés mal desservies vivant dans l’extrême pauvreté et réduire la dépendance globale à l’égard de l’aide.» Le site officiel du WEF donne une longue liste d’entreprises qui affichent leur intérêt pour cette initiative. La Zurich Assurance en tête bien sûr! Et dans la foulée la DDC suisse! Avec laquelle Maurer est très lié, sa directrice provenant de son entourage au CICR. En effet de nombreuses organisations gouvernementales d’aide au développement et financières, européennes et américaines, se joignent au chœur davosien. On se demande d’ailleurs pourquoi elles auraient besoin d’être ainsi chapeautées pour se lancer dans la belle action.
Toute la philosophie de Davos est là: c’est par le succès des entreprises que passe l’avenir de l’humanité. L’idée n’est pas à condamner. Il est évident que les sociétés les plus pauvres s’en sortiront, entre autres efforts de toute autre nature, par leur dynamisme propre. D’ailleurs d’autres institutions, comme l’UE, donnent déjà des coups de pouce aux PME dans les pays assistés. De là à mettre en branle une énorme machine, il y a un pas qui donne à douter de son efficacité. Tout commencera par la création d’une structure dirigeante, avec un bureau à New York, une multitude de voyages, de nombreux postes bien rémunérés, pas seulement pour Peter Maurer. Le WEF adore les grands discours. Il est moins connu pour ses passages à l’acte. Sécheresse ou pas, beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant que quelque argent parvienne à l’artisan africain, à la modeste entreprise asiatique, à l’ambitieux bricoleur sud-américain… Mais qu’importe, le «machin» offrira gloriole et confort aux beaux parleurs de l’humanitaire.
Et cet élan idéaliste du capitalisme donnera à certains une bonne excuse pour restreindre en revanche les soutiens à une vieille organisation comme le CICR, devenu soudain mal aimé ici et là, en particulier aux Etats-Unis. Ce n’est pas un hasard si l’esprit de Davos surgit soudain avec grandiloquence à New York – une ville que Peter Maurer aime tant depuis ses débuts diplomatiques, et son long séjour à la mission suisse auprès des Nations Unies. Celles-ci sont bien sûr approchées et associées au grand projet du WEF, dont on entendra encore parler. Ou pas. Le risque qu’il reste dans les limbes de la belle parlotte n’est pas nul.
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