Grèce: la liberté de la presse en danger

Publié le 18 février 2022

La tombe du soldat inconnu, devant le Parlement grec à Athènes. – © DR

Deux reporters grecs qui ont enquêté sur des scandales de corruption impliquant dix hommes politiques (dont l'ancien Premier ministre Antonis Samaras, Yannis Stournaras, l’actuel chef de la Banque centrale grecque, et Evangelos Venizelos, ex-vice-premier ministre) qui auraient reçu des pots-de-vin du géant pharmaceutique Novartis, sont poursuivis pour «manquement à leur devoir», «participation à une organisation criminelle» et «participation à un complot». Un regard sur l'imbrication entre la politique, l'économie et les médias en Grèce qui entraine la dégradation de la liberté de la presse.

Il y a plus de 2500 ans, la civilisation des cités-Etats helléniques a atteint son apogée: sa philosophie, son organisation politique et ses arts furent à la base de la civilisation occidentale. Puis les Romains, les Turcs, des monarchies et républiques se sont succédé. Plus proche de nous, l’année 1967, celle du coup d’Etat des colonels, a été une année fatidique. Plus de 40 ans se sont écoulés depuis lors, mais l’ancien système n’a pas été complètement balayé. Il est toujours responsable de l’appareil étatique surdimensionné, de l’inefficacité de l’administration et de la dilapidation des fonds publics. La fonction publique grecque, gonflée par le népotisme, est un énorme problème: un quart de tous les employés, soit environ un million de personnes, travaille pour l’Etat, contre une personne sur sept en Allemagne.

Et puis, il y a la corruption: elle est omniprésente en Grèce. Chez le médecin, à l’hôpital, au bureau des travaux publics, à l’examen de conduite. La corruption est problématique pour la société dans son ensemble: comment une économie nationale peut-elle se développer de manière stable si chaque acteur individuel est toujours dépendant du bon vouloir d’autres personnes et à la merci de leur arbitraire? La mauvaise rémunération – le salaire moyen grec est de 780 euros – est peut-être l’une des raisons pour lesquelles tant de personnes se laissent corrompre. Une autre est le manque de modèles positifs: pourquoi l’homme de la rue devrait-il se priver de faire ce qui est courant dans la grande politique et l’économie grecque?

Dans ce contexte difficile, les médias et journalistes indépendants ont la vie dure. «La liberté de la presse en Grèce a subi des dommages en 2020» – c’est la première phrase du rapport national 2021 Press Freedom Index de l’organisation Reporters sans frontières. En comparaison internationale, la Grèce arrive à la 70ème place parmi 180 Etats et ne devance donc, en ce qui concerne l’UE, que Malte, la Hongrie et la Bulgarie. Le Media Pluralism Monitor 2021 du Centre for Media Pluralism and Media Freedom (CMPF) conclut qu’en Grèce, «la diversité des médias pose des problèmes dans tous les domaines étudiés». Le rapport constate que la propriété des médias est largement opaque en Grèce et que «les médias privés ne sont pas suffisamment protégés contre l’ingérence politique». 

Point noir pour la liberté de la presse, l’année 2021

2021 a été une année sombre pour la liberté de la presse en Grèce. Début 2021, le gouvernement a dévoilé son nouveau schéma national du maintien de l’ordre lors des rassemblements publics (SNMO). Le texte prévoit la création d’une «zone spécifique» lors des manifestations, destinée à accueillir les professionnels des médias.

Le gouvernement de Nea Dimokratia a commencé à centraliser la presse et les relations publiques après sa victoire aux élections de 2019. Aujourd’hui, la radio-télévision publique (ERT) et l’agence de presse nationale – dont les communiqués sont diffusés sur presque tous les sites d’information grecs – dépendent directement du Premier ministre et de l’Office d’information et de communication.

En novembre 2021, le Parlement a adopté un amendement au code pénal qui criminalise la diffusion de «fake news». L’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch critique la formulation vague de la loi, qui laisse une large marge d’interprétation. Elle demande que «le gouvernement retire l’amendement car il n’est pas compatible avec la liberté d’expression et la liberté de la presse.»

Il y a pire encore: le 9 avril 2021, le célèbre journaliste d’investigation Giorgos Karaivaz a été abattu en plein jour devant son domicile à Athènes. Pour tous les observateurs en Grèce, il ne fait aucun doute que Karaivaz a été assassiné à cause de son travail. Le journaliste avait publié ces dernières années de nombreux reportages sur les dysfonctionnements au sein de la police, la corruption et les abus de pouvoir, ainsi que sur des soupçons fondés d’influence politique sur les autorités judiciaires. 10 mois après le crime, personne n’a été arrêté, aucun suspect n’a été identifié et les informations sur l’enquête sont rares.

La liste se poursuit: en octobre 2021, la coopérative de médias Alterthess à Thessalonique et l’une de ses journaliste Stavroula Poulimeni ont été poursuivies en justice par Hellas Gold S.A., société minière spécialisée dans l’extraction d’or. 

L’article de Poulimeni, intitulé «Deux cadres supérieurs de Hellas Gold S.A. condamnés pour pollution de l’eau dans le nord de la Chalcidique», traite d’un procès au cours duquel la société a été reconnue coupable de nombreuses violations de la législation environnementale, plus précisément de pollution de l’eau et de l’environnement. Un peu plus d’un an après la parution de l’article, une plainte a été déposée au motif que la journaliste avait divulgué, en violation de la loi, des informations personnelles issues d’un procès pénal. Si son amende de 100’000 euros n’est pas payée, la journaliste risque une peine d’un an de prison.

Ou encore, à la mi-novembre 2021: le journaliste grec Dimitris Terzis a publié dans le journal «EFSYN» des preuves que des journalistes, des fonctionnaires ainsi que des avocats qui ont affaire à des réfugiés sont surveillés par les services secrets grecs, et qu’il en va de même pour des opposants connus à la vaccination. Le journaliste Stavros Malichudis, correspondant en Grèce de l’AFP, semble également faire partie des personnes surveillées.

En ce début d’année, deux autres journalistes grecs, Gianna Papdakou de la chaîne athénienne Alpha TV et Kostas Vaxevanis, éditeur du journal «Documento», sont amenés devant les tribunaux.

Le Novartis Gate

Le scandale est lourd et implique la grande firme pharmaceutique suisse Novartis. Le «Novartis Gate», a été déclenché par les déclarations compromettantes de deux anciens employés de l’entreprise devant l’autorité boursière américaine. Cette affaire occupe la Grèce depuis plusieurs années. 

Entre 2006 et 2015, le groupe aurait tenté d’améliorer sa position sur le marché grec par des paiements illégaux. Si la corruption de médecins pour favoriser la prescription et la vente de produits Novartis était au premier plan, l’enquête se concentre aussi sur des hommes politiques qui auraient favorisé Novartis lors de l’autorisation et de la fixation des prix des médicaments, contre rémunération. Parmi les accusés figurent deux anciens Premiers ministres et huit anciens ministres. Au total, des sommes d’un montant de 50 millions d’euros auraient été versées et le préjudice économique s’élèverait à 3 milliards d’euros selon le ministère de la Justice.

Il faut souligner que ces pratiques ont eu lieu dans un pays ravagé par la crise économique, alors que de nombreux Grecs n’avaient pas accès aux soins et que des coupes franches étaient effectuées dans les dépenses publiques de santé.

En 2016, Novartis a été condamné aux Etats-Unis à une amende de 390 millions de dollars (366 millions d’euros). Mais rien ne s’est passé en Grèce. Les recherches de Papadakou et d’autres journalistes indiquent toutefois que des décideurs politiques importants du pays saboteraient la procédure afin de protéger des fonctionnaires de haut rang. Les journalistes ont ainsi montré que l’enquête sur l’affaire Novartis avait été retirée à la procureure compétente pour des raisons fallacieuses. La justice ne se semble pas s’intéresser à ces questions, mais plutôt aux reporters qui les posent. Ainsi Gianna Papadakou se retrouve-t-elle devant un tribunal, accusée de diffuser des fakes news.

Kostas Vaxevanis, lui aussi enquêteur réputé, fait également l’objet d’une enquête dans le cadre du Novartis Gate. Il est accusé de conspiration pour abus de pouvoir et d’appartenance à une bande criminelle. Il risque jusqu’à 20 ans de prison pour ces faits. Dans le passé, il a déjà été jugé en 2017 pour «diffamation». A l’époque, la femme de l’ancien directeur de la Banque centrale grecque l’avait poursuivi en justice parce que le journaliste avait prétendument diffusé de fausses informations sur son mari dans ses reportages. En 2012, il avait aussi été brièvement arrêté pour avoir divulgué des informations sur des comptes bancaires suisses.

«La corruption en Grèce repose sur trois piliers, selon Vaxevanis: une élite financière totalement incontrôlée, les hommes de main politiques et les médias». Le journaliste dénombre une vingtaine de personnes parmi l’élite des entrepreneurs, qui s’assureraient leur influence sur la politique en versant des pots-de-vin. En outre, cette élite financière serait en possession des grandes chaînes de télévision et des journaux. C’est donc un jeu d’enfant pour une multinationale comme Novartis de s’assurer une position dominante sur le marché des médicaments.

Et la politique européenne?

La plupart des incidents et des événements mentionnés plus haut sont à peine rapportés dans les médias grecs, ce qui rend le débat public difficile. Lors des discussions au Parlement, les questions de fond ne sont guère abordées, ou couvertes par les cris des politiciens de premier plan, qui ne font qu’embrouiller davantage les citoyens. Les associations de journalistes grecs ont dénoncé l’un ou l’autre des développements de ces affaires, et les organisations de presse internationales ont demandé à plusieurs reprises au gouvernement de prendre position – en général sans résultat.

Mais ce qui est sans doute le plus préoccupant, c’est que les institutions de l’UE ont jusqu’à présent largement ignoré ces événements. Par exemple, dans le chapitre sur la situation de l’Etat de droit en Grèce, le rapport 2021 expose, en ce qui concerne la liberté et la diversité des médias, que «la sécurité physique des journalistes continue d’être attaquée et menacée». L’assassinat de Giorgos Karaivaz est également mentionné. Mais dans l’ensemble, les formulations ne rendent pas justice au fait, extrêmement inquiétant et avéré, que l’Etat de droit est en danger en Grèce. On peut se demander quelle valeur peut avoir un tel rapport et quelles conséquences il peut provoquer pour un Etat membre de l’UE qui viole explicitement les valeurs européennes fondamentales.

Le projet de loi sur la liberté de la presse en Europe (European Media Freedom Act) pourrait-il protéger suffisamment les médias grecs? «La liberté de la presse n’est pas seulement importante pour la démocratie, elle est la démocratie», a déclaré un jour Walter Cronkite, peut-être le journaliste le plus connu de son époque et «l’homme en qui l’Amérique a confiance». Cette citation résume bien la situation: il faut se battre tous les jours pour la diversité des médias, et cette lutte est essentielle pour toute démocratie qui fonctionne.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

CultureAccès libre

Vive le journalisme tel que nous le défendons!

Pourquoi BPLT fusionne-t-il avec d’Antithèse? Pour unir les forces de deux équipes attachées au journalisme indépendant, critique, ouvert au débat. Egalement pour être plus efficaces aux plans technique et administratif. Pour conjuguer diverses formes d’expression, des articles d’un côté, des interviews vidéo de l’autre. Tout en restant fidèles à nos (...)

Jacques Pilet
Culture

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
Culture

Des nouvelles de la fusion de «Bon pour la tête» avec «Antithèse»

Le nouveau site sera opérationnel au début du mois d’octobre. Voici quelques explications pour nos abonnés, notamment concernant le prix de l’abonnement qui pour eux ne changera pas.

Bon pour la tête