En Israël, et en toute subjectivité

Publié le 8 décembre 2023
Me voici de retour de deux semaines en Israël, courant les entretiens et le pays, mais aussi la Cisjordanie ainsi qu'un kibboutz martyrisé lors de l'assaut du Hamas. La série d'articles qui vient sera le récit ouvertement subjectif des réalités et des personnes rencontrées lors de ce périple solitaire, souvent tragique, parfois dangereux et toujours surprenant.

«Et voilà, ça continue». Je me souviens avoir pensé cela lorsque, le matin du 7 octobre, j’ai vu passer la nouvelle sur mon iPhone: le Hamas venait de lancer une attaque sur Israël depuis Gaza. Cela ne m’a pas empêché de profiter d’une journée sous un soleil soyeux, me promenant parmi les rues ombragées de Sofia, en Bulgarie. Ce n’est que le soir venu, ayant reçu quelques messages alarmés, que j’ai commencé à prendre conscience de l’ampleur de l’événement. Des décennies de conflit permanent nous avaient anesthésiés et rendus petit à petit indifférents. Une nouvelle attaque – du Hamas, du Hezbollah, des Brigades d’Al Aqsa, après tout quelle différence – ressemblait encore, il y a quelques semaines seulement, à un avis de tempête en Bretagne: contrariant, mais pas original.
Dans les journées qui ont suivi, le monde a découvert que l’assaut du Hamas marquait toutefois un tournant définitif dans la brève histoire d’Israël, tant par son ahurissante brutalité que par son ampleur. Des plaines de l’Ukraine et des podiums électoraux de l’Amérique, les caméras du monde entier, mais surtout les pouces agités des médias sociaux, se sont précipités sur Gaza. Les récits des massacres de civils, d’enfants, de bébés, de vieillards, de militants pacifistes, les viols collectifs, les tortures et les mutilations, le streaming live de ces massacres par des assaillants exaltés et fiers, tout semblait avoir été imaginé par Lucifer en personne.

Un fait presque plus remarquable s’est produit, qui vient modifier en profondeur la perception européenne et américaine du conflit israélo-palestinien. La réaction des forces armées israéliennes s’est manifestée avec une violence aveugle et furieuse qui ne ressemblait, une fois de plus, à aucun scénario précédent. En moins de trois semaines, on dénombrait déjà plus de victimes civiles à Gaza qu’en un an et demi de conflit russo-ukrainien, et plus du double de bombes et missiles largués par Israël que par la Russie sur l’Ukraine. Cela indiquait qu’une victoire essentielle avait été remportée par le Hamas dans la bataille de l’image, dans laquelle les invicibles Merkava, les tanks israéliens, ne peuvent presque rien, ou pire. Pour la première fois, en vagues de centaines de milliers, on voyait se déverser des citoyens dans les rues des métropoles du monde entier, écœurés par les agissements de l’armée israélienne et offrant un soutien de masse à la cause palestinienne, éclipsant du même mouvement, et justifiant même pour certains a posteriori, toute l’horreur du 7 octobre.

L’assaut du Hamas a ainsi révélé qu’à force de ne pas se résoudre, le conflit s’était enlisé dans un ronron trompeur, dissimulant au reste du monde, Israéliens compris – Israéliens surtout – l’intensité des forces qui continuent de l’entretenir. Presque subitement, les écrans de télé et de smartphones ont été pris d’assaut par des images de Gaza sous les bombes, d’enfants déchiquetés, d’hôpitaux réduits en poussière, et de commentaires assassins contre la politique militaire de l’Etat hébreu. En Occident, allié historique d’Israël, toujours rongé par la culpabilité de siècles d’oppression du peuple juif, un soutien populaire subit et massif aux Palestiniens fait hésiter les élus sur la manière de qualifier les combats et de s’adresser au gouvernement israélien. C’est par conséquent une phase tout à fait inattendue qui s’ouvre pour le jeune pays, hanté par un pessimisme de plus en plus répandu sur les chances d’une paix durable entre les belligérents.

C’est dans ce contexte à la fois très tendu et incertain que j’ai débarqué dans un aéroport désert à Tel Aviv, un matin de la fin novembre. Plusieurs mois auparavant, Jacques Pilet et moi-même avions élaboré le projet d’une série d’articles sur Israël. Le 7 octobre nous avait fait hésiter, et puis nous avons rapidement décidé de ne pas changer d’objectif, seulement de l’adapter à des circonstances nouvelles. J’avais deux semaines devant moi, et un agenda chargé d’entretiens avec divers responsables, élus, anciens ministres, militaires, professeurs, rabins et hommes d’affaires, représentant les principales forces en présence dans les deux camps. Je savais que ce séjour allait me forcer dans mes retranchements, j’ignorais seulement à quel point cela se révélerait vrai, y compris pour des raisons personnelles et familiales.

Car j’ai des origines juives. Celles-ci m’ont longtemps travaillé et je n’ai jamais bien su distinguer leur part réelle dans mon identité. Pour une raison mystérieuse, je n’ai jamais ressenti cet attachement affectif à Eretz Israël, que tant de Juifs partagent. Pour moi c’est un pays comme un autre, un peu mieux connu peut-être, un peu plus proche de mes centres d’intérêt et de mon histoire personnelle, mais presque par hasard en réalité. Enfin chauffé à blanc par un conflit en plein développement, le sujet a soudain gagné en complexité et en charge émotionnelle, si cela était encore possible.

Le 7 octobre pourrait presque faire oublier que, jusqu’au vendredi 6 octobre, des millions de citoyens défilaient chaque semaine dans les rues des grandes villes contre le gouvernement de Benjamin Netanyahou, accusé de corruption, jouant avec le feu des extrémistes religieux pour de basses raisons électorales et traitant les Palestiniens comme des animaux. Comme me l’a dit un soldat rencontré dans un bar avec sa fiancée: «Le Hamas nous a sauvés! il nous a contraints à retrouver notre unité nationale. A quelques semaines près, nous plongions dans la guerre civile.» Ces divisions internes sont constitutives de l’identité juive. Et celles-ci ne sont pas sans lien avec la violence des combats qui se déroulent au moment même où j’écris ces lignes. Les doléances palestiniennes, pour nombreuses et parfois indicibles qu’elles soient, sont limpides et se résument à un seul mot: indépendance. Celles des Israéliens – ou des Juifs – ne sont de loin pas aussi aisées à comprendre, puisqu’eux-mêmes sont très divisés, autant sur la stratégie que sur la tactique à adopter. Aujourd’hui Israël, ayant gagné le combat initial de son établissement, semble en effet en panne fatale de projet politique.

Ce sont ces contradictions, ces accès de violence vengeresse et ces apparents cul-de-sacs idéologiques et stratégiques que je suis allé documenter sur place. Avec la folle ambition de ne pas sombrer dans un fatalisme que tout semble justifier. Sauf l’avenir et toutes ses possibilités.

A suivre…

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