Comment un ex-président de la Confédération, proche du Reich, obtint la libération de 1’500 Juifs

Publié le 11 novembre 2022

Portrait de Jean-Marie Musy par Paul Hogg (détail), 1934. Musée gruérien, Bulle.

Ce chapitre de l’histoire suisse, longtemps ignoré, reste enfoui dans la mémoire collective. Un livre qui vient de paraître, signé du journaliste gruérien Jacques Allaman, nous le rappelle: «La Liste de Musy». Cette curieuse péripétie apparaît par bribes dans une trame romanesque compliquée où le narrateur et son ami passent du conservatisme catholique, de la prêtrise, à l’engagement en faveur du judaïsme ou de la cause palestinienne. En prolongement de douloureux mystères familiaux, ancrés dans des milieux fribourgeois sympathisants du fascisme.

Ceux-ci étaient plus larges que ne le retient la mémoire collective. Ainsi, par exemple, trois professeurs allemands, nazis notoires, ont enseigné à l’université de Fribourg jusqu’en 1945, puis ont été révoqués en dépit du soutien sans faille que leur apportait le Conseiller d’Etat Joseph Piller. Un ami de Musy.

Ce récit fait une large place à des péripéties familiales complexes, son auteur paraît fasciné par l’écrivain Léon Bloy qui, à la fin du XIXème siècle, passa de la franc-maçonnerie au mysticisme chrétien dans une relation intense avec le judaïsme. On se dit qu’une étude plus factuelle et complète sur Musy et ses compagnons idéologiques serait bienvenue. Car le fameux rapport Bonjour laisse dans l’ombre la plupart de ces compromissions. C’est bien plus tard que divers travaux ont commencé à les révéler. Notamment avec ceux de Hans-Ulrich Jost, et plus récemment, sur cet ex-Conseiller fédéral proche du Reich, la thèse fouillée (plus de mille pages) du Fribourgeois Daniel Sebastiani. Document remarquable à tous égard, disponible sur internet.

Jean-Marie Musy (1876-1952) fut Conseiller fédéral de 1919 à 1934 et deux fois président de la Confédération. Conservateur catholique à tout crin, obsédé par la «menace» communiste et de la gauche en général. Dans les années qui suivirent son départ du gouvernement, élu au Conseil national jusqu’en 1939, il ne cessa de se rapprocher non seulement du fascisme de Mussolini, assez en vogue à l’époque dans la droite romande, mais aussi, c’était plus rare, du nazisme, vu comme le seul barrage possible face au «bolchévisme». Celui qui tenait les rênes de l’économie en ultra-libéral même pendant la désastreuse crise des années 20 aspira ensuite à «l’Ordre nouveau».

Il s’active au sein de l’Action nationale suisse contre le communisme (ANSC) qui se livre à une véritable chasse aux sorcières de gauche. Dès les débuts de cette formation, les autorités allemandes l’applaudissent et l’encouragent. L’un des proches collaborateurs de Musy, le médecin lucernois Franz Riedweg, auteur avec lui du film de propagande «La Peste rouge», le quitte pour demander son adhésion à la SS en Allemagne, où il sera chargé du recrutement de volontaires à l’étranger. En 1947, le Tribunal pénal fédéral le condamnera par contumace à seize ans de prison. Il finira paisiblement ses jours à Munich.

En habile politicien, Musy multiplie les conférences, les articles dans les feuilles brunes et les contacts avec les représentants du Reich. Il se rend à Munich, à Berlin. Jusque dans les années de guerre. En 1944, il se lie d’amitié avec le jeune et brillant Walter Schellenberg, chef du SD-Ausland, les services secrets à l’étranger, qui par ailleurs est en contact étroit avec le brigadier Masson, chef des services de renseignement de la Confédération. Qui s’adresse à ce général du Reich en l’appelant affectueusement «Schelli».

Ledit agent organise pour Musy diverses rencontres avec son supérieur, Heinrich Himmler. Dans un but particulier. Les deux hauts responsables ont en vue l’inexorable défaite du Reich. Ils cherchent alors, par maintes voies, à convaincre les Britanniques et les Américains de s’allier à ce qui reste de l’armée allemande pour repousser les Soviétiques. Ils promettent de cesser tout combat à l’Ouest et de libérer les Juifs détenus dans les camps. En quête de crédibilité, ils décident de faire quelques gestes dans ce sens. Or Jean-Marie Musy, dont les organisations juives connaissent les accointances avec Himmler, est assailli de demandes. Des familles de détenus l’implorent de faire libérer leurs proches. Moyennant finances! Pour le premier voyage que le Fribourgeois fera dans ce but en Allemagne avec son fils, fin 1944, il recevra 60’000 francs pour l’achat d’une voiture et d’une assurance-vie. Plus, ici et là, quelques versements discrets mais substantiels. Il obtient quelques succès. A Paris aussi, où il se rend dès le printemps 1944 à la demande des familles Loeb et Thorel-Burrus. Il obtiendra partiellement satisfaction. Mais le grand coup, c’est en février 1945: il concourt à l’envoi de 1’200 prisonniers juifs en Suisse à partir du camp de Theresienstadt, qui était utilisé comme centre de triage des détenus et vitrine montrable aux visiteurs étrangers, comme les délégués du CICR. Avec l’accord réservé de Himmler qui réclamait en échange des camions et des équipements, ce qu’il n’obtint pas. Les autorités helvétiques avaient été laissées totalement à l’écart du projet et furent surprises par l’arrivée de ce train à Kreuzlingen. Elles admettront sans enthousiasme l’entrée de ces malheureux chanceux… à condition que l’organisation juive (intégriste mais non favorable à un Etat d’Israël) proche de Musy paie leurs frais d’entretien et qu’ils partent au plus vite vers une autre destination, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la Palestine. Ce que firent presque tous.

A noter que deux autres convois semblables, avec 1’700 Juifs hongrois, étaient arrivés en Suisse, en août et décembre 1944, en provenance du camp de Bergen Belsen, à l’initiative d’une autre organisation juive – sioniste celle-ci –, rivale des amis de Musy. Ces dissensions ont contribué à l’interruption de ces libérations, mais celles qui divisaient Himmler et ses rivaux y furent aussi pour beaucoup. 

Certains, comme feu Gaston Castella, professeur d’histoire à l’université de Fribourg, auteur d’une hagiographie «officielle», ont voulu voir dans cette opération un revirement moral de Musy, si longtemps antisémite attesté, qui soudain retrouvait le sens de la charité chrétienne. C’est évidemment grotesque. Il aurait reçu en fait une somme de 160’000 francs de la seule famille Sternbuch. Et lui réclamait encore de l’argent bien après la guerre. En outre cinq millions avaient été déposés dans une banque suisse par les organisations juives pour satisfaire à la demande de Himmler en échange de libérations ultérieures. On ne sait ce qu’ils sont devenus. Musy a décliné toute responsabilité à ce sujet. Ce point, pourtant non négligeable, ne semble avoir fait l’objet d’aucune enquête.

Il est vrai que ce triste individu put avoir un grand cœur. N’est-il pas allé déposer au Tribunal de Nüremberg, en 1948, pour dire combien son ami Walter Schellenberg avait cherché la paix vers la fin de la guerre et contribué à la libération de quelques milliers de Juifs? Ledit super-agent du Reich, gravement malade, fut laissé en semi-liberté, le temps de faire de longues confidences aux services britanniques… et, enfin relaxé, d’aller se faire soigner à Billens, dans le canton de Fribourg, où il avait donc une précieuse connaissance. Il mourut du cancer en 1952, à l’âge de 42 ans, dans un hôpital de Turin. Dont la facture et celle de son enterrement furent payées… par Marlène Dietrich qui séjournait alors au Lausanne-Palace. Il reste des histoires et des personnages à raconter.


 «La Liste de Musy», Jacques Allaman, Editions de l’Aire, 128 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

SantéAccès libre

PFAS: la Confédération coupe dans la recherche au moment le plus critique

Malgré des premiers résultats alarmants sur l’exposition de la population aux substances chimiques éternelles, le Conseil fédéral a interrompu en secret les travaux préparatoires d’une étude nationale sur la santé. Une décision dictée par les économies budgétaires — au risque de laisser la Suisse dans l’angle mort scientifique.

Pascal Sigg
Politique

La neutralité fantôme de la Suisse

En 1996, la Suisse signait avec l’OTAN le Partenariat pour la paix, en infraction à sa Constitution: ni le Parlement ni le peuple ne furent consultés! Ce document, mensongèrement présenté comme une simple «offre politique», impose à notre pays des obligations militaires et diplomatiques le contraignant à aligner sa politique (...)

Arnaud Dotézac
Politique

Honte aux haineux

Sept enfants de Gaza grièvement blessés sont soignés en Suisse. Mais leur arrivée a déclenché une tempête politique: plusieurs cantons alémaniques ont refusé de les accueillir, cédant à la peur et à des préjugés indignes d’un pays qui se veut humanitaire.

Jacques Pilet
Economie

Le secret bancaire, un mythe helvétique

Le secret bancaire a longtemps été l’un des piliers de l’économie suisse, au point de devenir partie intégrante de l’identité du pays. Histoire de cette institution helvétique, qui vaut son pesant d’or.

Martin Bernard
Sciences & Technologies

Des risques structurels liés à l’e-ID incompatibles avec des promesses de sécurité

La Confédération propose des conditions d’utilisation de l’application Swiyu liée à l’e-ID qui semblent éloignées des promesses d’«exigences les plus élevées en matière de sécurité, de protection des données et de fiabilité» avancées par l’Administration fédérale.

Solange Ghernaouti
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Culture

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
Economie

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Sciences & Technologies

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet
Culture

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger