Publié le 25 avril 2020

@PxHere

Poussée de fève. En deux décennies et malgré de nobles promesses, la filière du cacao continue de faire son beurre sur un modèle d’affaires qui exploite la misère des producteurs africains et le travail des enfants. Y a pas bon!

Laurent Flutsch


Opportunément publié par l’ONG suisse Public Eye (publiceye.ch) peu avant le grand bastringue annuel des œufs et lapins en chocolat, un article fouillé dépeint une situation pas franchement festive: en Afrique de l’Ouest, principalement en Côte d’Ivoire et au Ghana, deux millions de gosses privés d’école triment dans les plantations de cacaoyers. Beaucoup y sont contraints dans le cadre de communautés agricoles locales si pauvrement rétribuées par les importateurs et les industriels que le recours à la marmaille est inéluctable. A quoi s’ajoutent de véritables trafics d’esclaves à l’ancienne: des gamins captifs de six à seize ans, acheminés depuis les pays voisins aux fins de travail forcé et d’exploitation sexuelle. La police ivoirienne a libéré 137 de ces bambins en début d’année (Reuters, 13.1). C’est dommage: dès qu’on est informé de ces choses-là, on trouve à la plaque de chocolat comme un drôle de goût.

Voilà pourtant vingt ans que les instances internationales tentent de mettre un terme à ce scandale. Divers Etats ont établi des règles, négociées avec les lobbys de la branche, pour que la production du cacao ne viole plus les droits de l’homme ni ceux de l’enfant. En vertu de quoi la filière commerciale du chocolat a promis-juré qu’elle allait veiller au grain et prendre énergiquement toutes les mesures nécessaires. C’était très émouvant. Mais comme les accords signés n’impliquaient ni contraintes légales ni sanctions, les belles déclarations ont déployé tout leur effet en produisant du vent. De vrai cynisme en faux-semblants et d’atermoiements en délais, vingt ans se sont envolés et les mômes travailleurs se retrouvent chocolat.

©Coureuil

Les multinationales de la sucrerie cacaotée sont assez promptes à reconnaître, cela dit, la grande pauvreté des communautés rurales en Afrique de l’Ouest. Il s’agirait donc d’une triste fatalité, laquelle provoque le recours à la main-d’œuvre enfantine. Sauf que les petits producteurs de cacao seraient nettement moins miséreux si les négociants et les fabricants ne leur achetaient pas leur récolte à des prix dérisoires, largement en dessous du minimum vital. Comme l’a dit Natacha Thys, du Fonds international pour les droits du travail (ILRF), «ce qui freine tout progrès quant au travail illégal des enfants, ce n’est rien d’autre que le manque de volonté de l’industrie de renoncer à une petite part de ses énormes profits pour assurer un rendement suffisant aux agriculteurs et aux ouvriers». Voilà qui est clair.

Principal acteur mondial sur le marché du cacao, la firme suisse Barry Callebaut, dominée par la Jacobs Holding, a augmenté de 8,3 % les dividendes de ses actionnaires en 2019. On est content pour eux, mais pas autant que pour les actionnaires de Lindt & Sprüngli, qui ont perçu 75 % de plus que l’année précédente, tandis que le grand patron touchait un modeste salaire de 3,5 millions de francs. Cet estimé chocolatier zurichois préfère manifestement investir des fortunes dans la réclame télévisée pour ses lapins à emballage doré que dans la rétribution des producteurs africains. Lesquels gagnent environ un demi-dollar par personne et par jour, alors que le seuil de pauvreté dans les pays concernés est à deux dollars (pour rappel, ne pas payer à un travailleur le minimum vital est une violation patente des Droits de l’homme). Pire, le prix de la tonne de cacao payé aux agriculteurs a baissé de moitié en 30 ans. Il représente 6,6 % du prix de vente du produit ni. Mais il faut bien que les profits, eux, connaissent une croissance salutaire.

Pour ne rien arranger, certains labels «responsables» (Fairtrade, Rainforest Alliance/UTZ) n’améliorent pas vraiment le sort des petits paysans africains. Car comme l’a montré notamment un reportage de Mise au point (RTS, 19.1), le respect des normes exigées par ces labels est contrôlé sur place par des sociétés d’audit mandatées par les industriels, et qui pour ne pas être évincées préfèrent ne pas se montrer trop tatillonnes.

Heureusement, certains Etats européens projettent désormais des mesures contraignantes, tandis que les pays producteurs décrètent des hausses du prix du cacao. Mais en Suisse, royaume du chocolat, les autorités politiques rechignent à embêter les négociants et les industriels avec des règles strictes assorties de possibles sanctions. Encore et toujours, on préfère les aimables discussions en comptant sur la bonne volonté spontanée des entreprises. Après vingt ans d’expérience, on sait pourtant que face à l’appât du profit maximal, ce genre de gentil compromis est complètement à côté de la plaque.


Vigousse 446 (24.4.2020).

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