Cajoler Pinochet, briser Assange

Publié le 19 août 2022
Cet article du «Monde diplomatique» (août 2022) ne plaira pas aux Britanniques et aux Américains. Il est signé d’un poids lourd du droit humanitaire. Nils Mezler est rapporteur spécial sur la torture de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies. Il a récemment été appelé auprès de la direction du CICR (où il a travaillé sur le terrain et au siège de 1999 à 2011) en qualité de directeur du Département du droit international, des politiques et de la diplomatie humanitaire. Cette sommité a enquêté sur le sort réservé à Julian Assange et trouvé «des preuves irréfutables de persécution politique et d’arbitraire judiciaire, ainsi que de torture et de mauvais traitements délibérés».

Assange est accusé par les USA, comme on sait, d’avoir «révélé les secrets sordides des puissants, notamment les crimes de guerre, la torture et la corruption». Ce qui lui est infligé viole toutes les règles sur le respect des personnes et l’équité entre elles, cela dans un pays qui se revendique de la démocratie. 

Mezler fait le parallèle avec un cas oublié. Pinochet, l’ex-dictateur chilien, fut placé, lui aussi, en détention extraditionnelle en Grande-Bretagne, du 16 octobre 1998 au 2 mars 2000, sur demande de l’Espagne, de la France, de la Belgique et de la Suisse souhaitant le poursuivre pour torture et crimes contre l’humanité. Après diverses péripéties une juge accepta la demande et leva l’immunité diplomatique de l’ex-chef d’Etat. Mais Pinochet eut droit à un traitement de faveur, une assignation à résidence de luxe à Londres où il pouvait recevoir librement ses hôtes, parmi lesquels une certaine Margaret Thatcher. «En revanche, Assange, le diseur de vérité qui dérange, accusé de journalisme plutôt que de torture et de meurtre, ne bénéficie pas d’une assignation à résidence. Il est réduit au silence en isolement.» En Grande-Bretagne, chacun n’est pas égal en droit.

Pinochet fut libéré sur décision du ministre de l’Intérieur Jack Straw, pour raisons de santé, sans considération des contre-expertises demandées par plusieurs pays. Assange, lui, épuisé, effondré, même plus capable de parler, est maintenu en prison dans des conditions très dures. 

Mezler s’étonne du peu de réactions chez les habituels gardiens de la démocratie et des droits de l’homme. Il y eut certes quelques éditoriaux prudents et tièdes dans The Guardian et The New York Times réprouvant la décision d’extrader Assange vers les Etats-Unis où l’attend une condamnation à vie. Les médias britanniques, américains et australiens «continuent d’osciller entre l’insipide et le boiteux, ratant docilement une chronique judiciaire sans même comprendre qu’elle exprime une régression sociale monumentale: des acquis de la démocratie et de l’Etat de droit aux âges sombres de l’absolutisme et de l’arcana imperii – un système de gouvernance fondé sur le secret et l’autoritarisme.»

Selon cet auteur, il suffirait que les grands journaux de référence mettent le sujet à la une, élèvent la voix, pour que les autorités britanniques revoient leur position et allègent le sort de Assange. Mais «aucun n’a le courage de poser des questions gênantes aux dirigeants politiques. Ils ne sont plus que l’ombre de ce qui était autrefois le quatrième pouvoir.»

Pas sûr que cet article plaise aux responsables du CICR qui veille à ne froisser aucun gouvernement, surtout pas celui des USA qui contribue au financement de la grande maison.


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