AVS13: la «NZZ» a perdu toute retenue

Publié le 23 février 2024
Le 3 mars on vote sur l’initiative de l’Union syndicale suisse (USS) qui propose d’introduire une treizième rente AVS (AVS13). Les quotidiens donnent justement beaucoup de place à la discussion sur cet enjeu de taille. La «Neue Zürcher Zeitung» (NZZ) va plus loin et prend position. Depuis trois mois, sans relâche le quotidien donne la parole à ceux qui pensent qu’un «oui» à AVS13 serait une tragédie. Pire, il soutient directement cette position, ce qui est à la fois inutile et éthiquement discutable.

L’objet de AVS13 est clair. Ses promoteurs mettent en avant la situation déplorable d’une partie de la population âgée, et la possibilité de trouver un financement suffisant pour la nouvelle rente. L’essentiel du bloc appelé bourgeois s’y oppose, en arguant qu’une treizième rente coûtera trop cher, et en dénonçant le «principe de l’arrosoir», à savoir que tout le monde touchera cette rente, même ceux qui n’en auront pas besoin. N’entrons pas dans le détail de ces arguments. Rappelons seulement que le principe de l’arrosoir est à la base du fonctionnement de l’AVS: tout le monde paie, et tout le monde a droit à une rente. Sauf que les cotisations sont fonction des revenus, et donc les riches paient plus qu’ils ne reçoivent. Ce sera aussi le cas pour la treizième rente, d’autant plus si celle-ci était financée par une (petite) augmentation des contributions salariales.

Tragique de répétition

Une fois ces arguments développés que peut-on faire d’autre? On peut les répéter souvent! C’est ce qu’a fait la NZZ depuis trois mois, au cours desquels elle a consacré non moins d’une quarantaine d’articles à contrer l’initiative. Fin novembre 2023, elle annonce la couleur avec un article intitulé «La 13ème rente ne résout aucun problème de la prévoyance vieillesse». Début décembre, le quotidien zurichois rappelle que la 13ème rente est déjà versée au Liechtenstein, mais ne perd pas l’occasion de la comparer à un cadeau de Noël. Deux jours après, un point de vue extérieur (!) explique pourquoi le principe de l’arrosoir est anti-social, et quelques numéros plus tard ce principe est à nouveau critiqué en relation avec une décision du Conseil national, qui venait de voter à l’unanimité l’augmentation des rentes des personnes âgées «dans le besoin» (guillemets repris du texte).

Juste après Noël, la Conseillère fédérale libérale Karin Keller-Sutter explique dans une interview que contrairement à l’augmentation du budget de l’armée, AVS13 porterait à une hausse des impôts. Dans la première édition dominicale de l’année 2024 apparaît un nouveau thème: si AVS13 passe, ce seraient encore plus de milliards qui partiront à l’étranger au profit des 800’000 retraités suisses expatriés. Cette édition contient aussi une interview du socialiste Pierre-Yves Maillard, qui en tant que président de l’USS est considéré par beaucoup comme le principal défenseur de l’initiative. Les expatriés sont présentés comme des profiteurs, et les questions posées à Maillard sont peu complaisantes. Le lendemain on affirme que AVS13 menace le pouvoir d’achat des jeunes, et on fait appel à l’UDC pour qu’elle entreprenne le combat contre AVS13. Il se trouve que des sections locales du parti ont décidé de soutenir l’initiative. Encore la même semaine un titre insinue hypocrisie et mensonge dans les discours tenus sur la prévoyance vieillesse. On le voit, cette déferlante d’articles sur AVS13 loin d’avoir un objectif (seulement) pédagogique vise aussi à convaincre le lecteur de l’imminence d’une tragédie.

Une argumentation douteuse

Le 12 janvier une petite colonne dans la rubrique «Suisse» rapporte une conversation entre quatre seniors, réellement entendue dans la première classe d’un train. L’échange s’ouvre avec une première dame qui se félicite de son achat d’un abonnement général de première classe, qu’elle a utilisé la veille pour faire l’aller-retour dans la journée au sud des Alpes pour déjeuner. Puis, une deuxième dame raconte qu’avec son mari, ils vont partir au Cap pour jouer au golf, et qu’ils étaient heureux d’avoir eux aussi un abonnement général de première classe, ce qui leur permet de ne pas devoir acheter de billets pour se rendre à l’aéroport. Ensuite, il est question de leurs voyages à Las Vegas et au Texas, et finalement de celui d’une amie qui, avec ses six sœurs, toutes octogénaires, part pour Strasbourg. Ce projet surprend le mari de la première dame, vu que l’amie ne peut compter que sur une rente AVS. Sa femme profite de cette remarque pour inviter ses trois compagnons de voyage à soutenir AVS13. Fin de cette scénette, dont le message semble être que l’objectif de AVS13 est de permettre aux riches seniors de voyager.

On dirait que la NZZ a fait sien l’adage que la fin justifie les moyens. (Notons, en passant, que celui qui raconte l’histoire voyageait aussi en première classe.) La pluie d’articles se poursuit avec deux fois la dénonciation du «mythe des retraités pauvres», mais aussi la mise au jour de «l’inconfortable secret de l’AVS», à savoir que l’on touche plus que ce que l’on verse, tout en se persuadant de l’avoir entièrement mérité. De surcroît, AVS13 serait carrément une remise en question du modèle de la réussite de la Suisse. C’est sûr, est-il dit, AVS13 va obliger à augmenter l’âge de la retraite. Ce n’est que du rafistolage, et le financement de l’AVS doit préoccuper. Un rédacteur lance un appel au parti des Vert.e.s, qui est invité à enfin abandonner son hypocrisie, et à se préoccuper de la durabilité de ce financement comme il se soucie du climat. Vu que par ailleurs il est question du frein à l’endettement, on propose un tel mécanisme pour l’AVS.

Dans l’analyse économique, on avoue qu’il est difficile de déterminer la pauvreté des retraités, ce qui n’empêche pas d’intituler un article «Les pauvres vont mieux après la retraite». Suit un autre titre choc: «L’AVS est en feu et nous y versons de l’huile». On continue avec des témoignages d’experts. Le trésorier en chef de l’AVS exprime son inquiétude que AVS13 ne passe. Le président de l’Association suisse d’assurances défend le fonctionnement actuel du système de prévoyance sociale. Les rédactrices ne sont pas en reste: l’une pose la question de savoir à quel point la Suisse veut devenir socialiste, et si elle se considère un «Pays-Club-Med», c’est-à-dire où l’on se sert tant que la table est garnie; une autre ironise sur le fait que beaucoup de «petites gens» envoient de toutes petites sommes d’argent en soutien aux promoteurs de AVS13.

Prendre parti

Il y a à peine quelques jours, dans le court texte qui précède une présentation sous forme graphique des mots d’ordre des partis et de diverses organisations, le journal écrit: «la NZZ refuse l’initiative». Etait-ce bien utile? N’est-ce pas une pratique déplacée? Il y a des quotidiens suisses dont on ne s’étonne pas qu’ils défendent explicitement des positions politiques, par exemple la Weltwoche, Le Courrier, ou Republik. Aux Etats-Unis il est courant que lors d’élections les rédactions s’expriment ouvertement en faveur de tel ou tel candidat, mais celles-ci le font dans un espace séparé de celui consacré à l’information.

La NZZ occupe une place à part dans le panorama médiatique suisse, on sait qu’elle est proche du parti libéral, mais il est difficile de comprendre pourquoi elle a ressenti le besoin de prendre ainsi parti. Les opposants à AVS13 ont les moyens de se faire entendre autrement, et contrairement à ce que l’on veut faire croire, AVS13 n’est pas soutenue que par les partis de gauche. En effet, de nombreux adhérents à des organisations qui s’y opposent, comme l’UDC ou l’Union suisse des paysans, voteront pour AVS13. La NZZ se sent le devoir d’affirmer une identité idéologique. Nous l’avons mis en évidence au sujet de AVS13, d’autres ont observé dans ses pages une dérive philo-atlantiste. C’est comme si elle cherchait à isoler ses lecteurs dans une bulle informationnelle, à la manière des réseaux sociaux. En tout cas la NZZ n’a pas su garder la juste mesure dans l’expression de ses opinions. Elle a perdu toute retenue.

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