Avant d’euthanasier la mort, prenons un peu le temps de vivre…

Publié le 18 mars 2018

© 2018 Bon pour la tête / Matthias Rihs

Une nonagénaire qui en a ras-le-bol de la vie, un animateur de télé résolu à niquer la mort, le frère lausannois d’un dandy nihiliste notoire découvrant la confession posthume du filou: voilà ce que nous proposent Rolf Lyssy, avec sa tordante Dernière touche, Frédéric Beigbeder dans Une vie sans fin pétillante, et Roland Jaccard en observateur dédoublé de sa propre Station terminale.

La première partie de cette chronique a été rédigée dans un cercueil tout confort, disposant d’un wi-fi et d’un kit de survie commandé sur Amazon, d’une bibliothèque numérique et d’un bar qui n’a rien de virtuel, où je me trouve donc superbien au moment d’aborder ces deux thèmes essentiels que sont le droit d’en finir avec la vie et le désir de vivre éternellement, poil aux dents.

La première partie de cette chronique est dédiée à une quasi nonagénaire suisse allemande qui a surnommé sa petite voiture Titine et que sa crainte d’une déshonorante sénilité pousse à la décision de se suicider, laquelle résolution intéresse ses proches soucieux de savoir qui va hériter de sa jolie villa et de son jardin privatif.
La vieille Gertrud est une tronche. C’est aussi le personnage principal du dernier film de Rolf Lyssy, dont on sait qu’il milite pour le droit que devrait avoir chacune et chacun de disposer de sa fin de vie. 

Cependant Une dernière touche n’a rien d’un film à thèse: c’est une comédie, et dont le mérite est de prendre la vie réellement au sérieux (!) avec ce qu’elle a de retors et d’imprévisible, en l’occurrence l’intervention d’une petite fille qui, à l’insu de son arrière-grand-mère, inscrit celle-ci sur un réseau de rencontres par le truchement duquel un digne gentleman senior entre en contact avec Gertrud et lui propose de faire ami-amie. Or, n’ayant aucun souvenir d’avoir recherché un partenaire, la pauvre dame en conclut que décidément elle perd la boule et que c’est le moment où jamais d’en finir… 

Comme pas mal de ceux qui ont quelques traces de bleus au cœur, Rolf Lyssy, passé par les enfers glaciaux d’une dépression, ainsi qu’ il l’a raconté dans sa chronique autobiographique Swiss Paradise, a une conscience claire de la double nature tragique et comique de notre condition, et l’humour du réalisateur des mémorables Faiseurs de Suisses (1978) n’en reste pas moins enjoué même quand il tire le portrait de personnages détestables. Son film est souvent irrésistible. Il a fait un tabac que même les non-fumeurs alémaniques ont apprécié. On se gardera d’en éventer la touche finale mais disons que son mamy-end a du panache… 

La politesse du désespoir remonte à la plus haute Antiquité

Si la question du suicide (plus ou moins) assisté s’est banalisée ces dernières décennies, et notamment depuis que Denys Arcand en a fait un film tendrement savoureux avec Les invasions barbares (2003), ce que j’apprécie surtout, dans mon cercueil, est qu’on la ramène du côté de la vie, étant entendu que la question de la mort, au sens plus large, nous échoit en pochette-surprise dès notre venue au monde. 

Plus qu’avec Exit (2005), le film nécessaire mais peut-être insuffisant à certains égards de Fernand Melgar, qui traitait frontalement de l’assistance au suicide en documentant le travail du docteur Sobel et de ses «accompagnants» sans parler assez de l’entourage familial ou social des candidats à la potion létale, le nouveau film de Rolf Lyssy, plus ancré dans la vie-qui-continue, module une forme d’humour qui relève de «la politesse du désespoir», selon la formule attribuée tantôt au philosophe nordique Kierkegaard ou tantôt à Oscar Wilde ou même à Victor Hugo, sinon à Socrate ou au diable sait quel sage taoïste de l’Antiquité stoïque, mais qui dit bien ce qu’elle suggère. Bref, tout ce qui peut détendre l’atmosphère est bienvenu, et il en est de la mort volontaire comme de l’aspiration à une vie éternelle scientifiquement atteignable, et pas que pour des souris. 

On a beaucoup parlé récemment d’immortalité en se payant un peu (!) de mots après les départs conjoints de Jean d’Ormesson et de Johnny Hallyday – preuve bicéphale de l’éternelle exception française, n’est-ce pas et le thème passe de plus en plus du «figuré» au «propre» avec la vogue croissante du transhumanisme – ou posthumanisme –, mais sans doute n’est-ce qu’un début, camarades humains, vu que le combat pour «tuer la mort» ne fait apparemment que commencer. 

La deuxième partie de cette chronique pourrait alors se transporter, en cercueil volant, à Jérusalem, où l’on retrouverait le protagoniste du nouveau roman de Frédéric Beigbeder, Une vie sans fin, et sa fille adolescente Romy. Le narrateur en question est un animateur de télé mal dans sa cinquantaine, un peu moins puant qu’un Thierry Ardisson (qu’il tacle assez rudement en passant, pointant son aigre cynisme d’écrivain raté) mais assez «grave» quand même puisqu’il cartonne avec un «toxico-show» à l’enseigne duquel des «pipoles» viennent débattre (et parfois en venir aux mains ou se déculotter) sur son plateau après avoir ingéré des pilules et autres gélules pêchées au hasard dans un bac ad hoc. 

Ce peu recommandable personnage, qui se dit lui-même surpayé, et qu’on reconnaît dans la rue jusqu’au pied du mur des Lamentations, a donc décidé de ne jamais mourir et se retrouve à Jérusalem dans le laboratoire d’un biochmiste mondialement connu qui se fait un peu rabat-joie quand notre médiacrate parisien l’enjoint de lui en dire plus sur ses chances de vivre aussi longtemps que cette vieille peau biblique de Mathusalem, mort à 666 ans – dit-on. 

L’on apprend des tas de choses en lisant le docu-fiction d’Une vie sans fin – tel étant l’un des agréments du vice sans fin de la lecture, qu’il enseigne en divertissant – et par exemple que Mark Zuckerberg, boss de Facebook, a investi 3 milliards de dollars dans la recherche pour éradiquer toute maladie avant l’an 2100, que les enfants nés après 2009 atteindront facile 150 ans, qu’il y avait 15’000 centenaires en France en 2010 et qu’il y en aura 200’000 en 2060. 

«Le moment est venu pour le médecin d’euthanasier la mort» en conclut, malgré les prédictions mitigées du biochimiste de Jérusalem, le père de la charmante Romy, auquel un nutritionniste a conseillé par ailleurs de renoncer à son toxico-show et de s’occuper sérieusement de l’état de son foie en consommant plus de radis, arrosés de jus de pamplemousse. 

L’avenir nous attend sans se presser…

La troisième partie de cette chronique pourrait se situer en juin 2047, où l’auteur de ces lignes, sans  cure transgénique, fêtera son premier centenaire en compagnie du frère de Roland Jaccard, lequel aura révélé, dans ses commentaires de Station terminale, un autre visage du présumé dandy dilettante nihiliste, ex-chroniqueur du Monde, pilier des bains Deligny et dont l’une des dernières apparitions (toujours en ligne sur Youtube) consistait, en 2018, au fil d’un épatant entretien filmé, en une défense et illustration du cinéma qui-ne-meurt-pas, de Pabst à John Ford ou de Billy Wilder à Sam Peckinpah. 

Le frère de «l’infâme» RJ, comme celui-ci se surnomme volontiers, s’est ainsi fait le sévère lecteur du présumé cynique dont le journal intime évoque la dernière passion qui l’aura retenu à notre  bonne vie (mais si!) auprès de la charmante Marie, entre la plage de Pully (pour le ping-pong) et le Takanawa Prince Hotel de Tokyo, etc. 

Comme Michel Houellebecq se figurait mort et enterré dans La carte et le territoire, Roland Jaccard s’invente aussi bien un frère à titre posthume, si l’on peut dire, après un accident de voiture mortel non moins fictif, alors que ce double fait en somme partie de lui-même dans ses livres les plus personnellement exposés, d’Un jeune homme triste au Journal d’un homme perdu ou à Flirt en hiver, notamment.

En 2047, le frère de Roland Jaccard aura donc, comme le soussigné né le 14 juin – donc le même jour qu’un certain Che Guevara dont ne survit que l’effigie sur les tee-shirts de nymphettes –, 100 ans. Selon toute probabilité, nous serons alors de fringants centenaires, dans une société où l’adolescence se prolongera jusqu’à 33 ans, la vie active jusqu’à 77 ans, avec une longue retraite durant laquelle nous pourrons relire tous les livres qui nous auront aidés à vivre, revoir tous les films conseillés par feu Roland Jaccard et son complice cinéphile Freddy Buache, et continuer à égrener de riches heures en dépit de nos mortels rhumatismes articulaires, de notre souffle de plus en plus défaillant, enfin de nos pertes de mémoire s’accentuant décidément à l’approche de nos 101 ans – ou plus si affinités…


Rolf Lyssy. Une dernière touche. A voir prochainement en Suisse romande, notamment le 11 Avril 2018 à 19h30 en présence du réalisateur aux Cinemas du Grütli, Genève.

Rolf Lyssy, Swiss Paradise, Editions d’En Bas, 2003.

Frédéric Beigbeder. Une vie sans fin, Grasset, 2018, 360p. 

Roland Jaccard. Station terminale. Editions Serge Safran, 2017.

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