A la spectatrice inconnue

Publié le 7 octobre 2019
La culture mesure-t-elle ce qu'elle doit à la femme de plus de 50 ans? Hommage à cette indéfectible dévoreuse de beauté sans qui bien des théâtres et des musées mettraient la clé sous la porte. Cette chronique d'Anna Lietti paraît tous les mois dans «24Heures». Excepté le dessin de Pascal Parrone, en exclusivité pour Bon pour la tête.

L’autre jour, j’étais à l’Espace Eclair à Lausanne, un endroit épatant où des comédiens nous lisent des textes littéraires. Le maître des lieux, Jacques Roman, inaugurait la nouvelle saison.

Dans son mot de bienvenue, je l’entends s’adresser à «vous toutes». Diable, me dis-je, voilà un homme de scène féministe au point d’adopter le féminin générique. Puis, je balaie le public du regard et je me rends à l’évidence: le masculin ne l’emporte pas, mais alors pas du tout, il aurait même tendance à faire défaut. Celle qui l’emporte c’est elle; l’indéfectible, la bienveillante, l’omniprésente spectatrice/visiteuse/auditrice de plus de 50 ans.

Je pose solennellement la question à mes concitoyens: mesurons-nous ce que la richesse de l’offre culturelle en ce coin de pays doit à la femme de plus de 50 ans? Comptons-nous le nombre de théâtres, de musées, de salles de concert qui, sans elle, mettraient la clé sous la porte? (Je ne parle pas des concerts électro bien sûr, mais d’une bonne partie du reste) Voyons-nous que, sans elle, les conférenciers parleraient dans le vide, les galeristes déprimeraient, les écrivains ne dédicaceraient plus grand chose? Je crois qu’il est temps de lui rendre un juste hommage et je propose l’érection d’une statue à son effigie: «A la spectatrice inconnue de plus de 50 ans, la culture reconnaissante.»

Sérieusement. Les publicitaires ont statufié la ménagère de moins de 50 ans, cette Barbie en tablier censément animée par un idéal supérieur unique: le linge plus blanc que blanc. Foutaises, la preuve: à l’âge où s’allège le poids de la double journée, le premier geste de la «responsable d’achats» est de courir dehors, là où il y a de la beauté et de l’intelligence humaine à partager. Oui, les femmes choisissent Ariel: Shakespeare, La Tempête, acte I, scène 2.

Et les hommes? Pendant que, à ce stade de leur vie, leurs compagnes ou congénères forment le gros du public au théâtre et au concert, où diable sont les hommes manquants? Voici les réponses que j’ai récoltées: ils sont au match. Au bistrot à taper le carton. Devant leur écran à regarder des films de sous-marins. Chez eux à lire en paix.

Cette dernière réponse étant la seule à évoquer un activité culturelle (j’assume pour les sous-marins), j’aime à croire que les hommes sont très nombreux à lire tranquillement chez eux. Je les encourage tout de même à sortir. Par exemple pour découvrir l’Espace Eclair: la lecture à haute voix et partagée, c’est puissant. Aussi.

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