Le fétichisme des milliards

Il est fort raisonnable d’aider les entreprises les plus fragiles à préserver les emplois, à éviter leur faillite. Un peu moins en les arrosant de dettes qui se rappelleront au souvenir à d’autres mauvais moments. Est-il permis, sans passer pour un néolibéral ou un complotiste, de s’interroger sur le sens de ces sommes astronomiques déversées en toute hâte dans un moment de peur? Il était en tout cas troublant de voir ces Sages bien suisses, d’ordinaire près de leurs sous, longtemps obsédés par l’équilibre des comptes, qui soudain changent d’échelle. On parlait hier de millions, de deux-trois milliards par-ci et par-là, et avec des mines douloureuses. Or face à cette crise, on jongle avec des dizaines milliards. Au moins une centaine au niveau de la seule Confédération. Pourquoi pas? Mais quelle révolution des mentalités!
Cet argent, surgi de quelques clics, servira-t-il seulement à tenir le coup dans une mauvaise passe? Ou sera-t-il investi pour l’avenir? Où? Et comment?
Les plus euro-grincheux devraient le reconnaître: l’Union européenne s’est posé la question. Emmanuel Macron, Angela Merkel et Ursula van der Leyen ont conçu un plan de relance qui semble passer la rampe des 27 en dépit de l’opposition des «frugal four», des «quatre radins» (Danemark, Suède, Pays-Bas et Autriche). Notons au passage que les pays de l’est, d’ordinaire si critiques envers «Bruxelles», ne bronchent pas. Ils trouvent l’idée bonne, n’ayant jamais dédaigné les milliards des fonds structurels, financés par les pays riches au nom de la solidarité continentale.
Il s’agit donc d’une première: l’UE ne s’est jamais endettée. Elle le fera, dans le cadre de son budget, pour aider les régions les plus frappées par la crise. Le remboursement ne se fera pas au prorata des sommes reçues mais selon la clé habituelle de répartition des charges communautaires. Pour les Allemands, c’est un pas énorme, tant est grande leur réticence à soutenir les budgets des pays qu’ils considèrent comme excessivement dépensiers.
Les porteurs de cette initiative précisent deux points importants. D’abord ils rappellent la nécessité, pour compenser l’effort, d’enfin imposer les profiteurs gigantesques (GAFA & Co). Ensuite ils soulignent que ces ressources devront servir à l’investissement, au futur. Plus qu’à combler les trous immédiats. Ils citent ainsi la nécessité de meilleurs équipements hospitaliers, de la transition énergétique, de la recherche. Fort bien, mais les Etats sont d’abord préoccupés à panser les plaies sociales, à financer le chômage qui progresse partout, explose même en France. Ce qui est louable. Mais si l’on ne veut pas que les cohortes de sans-emplois s’enfoncent à long terme dans le désespoir, il s’agira bel et bien de créer de nouvelles activités.
Cette réflexion a été peu présente dans les discours des dirigeants suisses. Quelques vagues allusions à l’avenir. Des mots, des bonnes intentions. Rien de précis en fait. Or ce qui peut faire redémarrer la machine économique et sociale, ce sont des projets concrets. Des plus modestes aux plus ambitieux. Où sont-ils? A quand le souffle renouvelé de l’esprit d’entreprise? On ne le sent guère frémir ces temps-ci. Comment oser? Comment se projeter en avant? Quand toute une société est obsédée par les précautions, en quête de retenue et de repli…
A force de se prévenir contre tous les risques, celui du virus, celui de la récession, celui de la dépendance de l’étranger, celui du changement climatique, on tue le goût-même du risque. Et sans lui, ce sera la régression. Les vitrines abandonnées de nos rues, les hôtels à moitié vides, les industries souffreteuses. A quoi bon repeindre le restau si la clientèle craint de s’y rendre? A quoi bon se mettre en quatre pour vendre les produits de la ferme au marché si tout est fait pour renforcer les géants de la distribution? A quoi bon s’obstiner à développer une start-up si c’est la corde de la dette au cou? A quoi bon miser sur la technologie de l’hydrogène si les politiciens verdis ne pensent qu’à faire place au vélo?
Seuls les banquiers, en toute circonstance, garderont le sourire, occupés à brasser les milliards. Les classes moyennes paieront au bout du compte via les impôts. Les plus fortunés, eux, n’ont guère de souci à se faire. Et il y aura moins de bruit au bout des jardins de leurs villas, des jets privés au cas où les compagnies d’aviation s’étioleraient.
Aider les victimes est un devoir. Imaginer les lendemains et les façonner l’est aussi. Pour cela, la grande trouille aide peu.
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