L’immunité de groupe, une histoire d’inégalités

Publié le 9 mai 2020

En Louisiane, au cours du XIXème siècle, la notion d’immunité collective avait des implications sociales et raciales importantes. Il faut se souvenir de la leçon, selon une historienne américaine. – Bateaux à vapeur sur le Mississippi, La Nouvelle-Orleans, 1900

Laisser circuler le coronavirus pour atteindre l’immunité collective? Un pari qu’a notamment voulu tenter le Royaume-Uni, avant de se résoudre au confinement de la population. Dans un article du New York Times, l’historienne Kathryn Olivarius de l’université de Stanford apporte un éclairage sociologique et historique sur cette pratique.

Les spécialistes avancent que pour qu’un virus cesse de circuler dans une population, il faut qu’il ait rencontré au moins de 60% de celle-ci et qu’ainsi soit constituée une immunité collective, appelée aussi immunité grégaire ou immunité de groupe. 

Pour accélérer la sortie de crise, ce pari peut être tentant. En particulier aux Etats-Unis, où la relance de l’économie est vitale pour les désormais 33 millions d’Américains inscrits au chômage, sans compter les travailleurs non éligibles aux aides gouvernementales et qui se retrouvent sans ressources. Le site internet conservateur The Federalist vantait à la mi-mars ces jeunes gens se faisant volontairement infecter pour retourner plus vite au travail. Cette semaine, l’Etat de Washington a mis en garde contre les «Covid-19 parties» organisées pour accélérer la contamination et donc l’immunité des participants. Cette pratique est qualifiée d’«extrêmement dangereuse» par les autorités, et d’incertaine, puisque le monde scientifique n’a pas encore de position ferme sur le développement des anticorps contre le SARS-CoV-2.

Mais la question de l’immunité est au cœur des préoccupations autour du déconfinement et du retour à la «vie d’avant». Puisque nous ne disposons pas encore d’un vaccin ni d’un traitement sûr et efficace, le développement d’anticorps par une large partie de la population apparait comme une solution désespérée. 

On a ainsi évoqué le «passeport sanitaire» pour voyager, garantie que l’on n’était plus ni porteur ni potentiellement malade, mais aussi comme condition pour l’emploi. Un nombre suffisant de jeunes gens, dans la force de l’âge et en pleine santé, après avoir subi l’épreuve du feu, rien de tel pour remettre une économie sur les rails…

Corona-capitalisme

Pour qualifier l’expérience bien différente que font de la pandémie les télé-travailleurs et les autres, l’historienne Kathryn Olivarius parle, dans la rubrique Opinion du New York Times du 16 avril dernier, de «corona-capitalisme».

Nombre de médias et de chercheurs l’ont remarqué, le coronavirus est un révélateur des inégalités déjà existantes. Les classes sociales défavorisées sont touchées prioritairement par la maladie. En France, on constate une surmortalité en Seine-Saint-Denis, département le plus pauvre de métropole. Aux Etats-Unis, où les soins médicaux coûtent de véritables fortunes si l’on n’est pas assuré, c’est la communauté afro-américaine qui paie le plus lourd tribut en particulier à New York. Au Royaume-Uni, les personnes issues de minorités ethniques constituent le tiers des patients admis en réanimation, alors qu’elles ne représentent que 14% de la population (selon les chiffres donnés par le Journal de Montréal). 

Les raisons sont multiples. Les antécédents médicaux tels que l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, facteurs aggravants de la maladie à coronavirus, sont plus répandus dans les catégories populaires. A quoi s’ajoutent la défaillance du système hospitalier ou la surcharge de celui-ci dans les régions les plus pauvres, la promiscuité dans les logements, et surtout l’impossibilité de télétravailler: ce sont les employés de supermarchés, les livreurs, les agents de nettoyage ou de sécurité, les chauffeurs de bus, de taxi ou de VTC, bref, les «petites mains» invisibles qui font aujourd’hui tourner le monde et en paient le prix. 

Il faut bien comprendre, souligne Kathryn Olivarius, que nous nous appuierions sur ces personnes pour atteindre l’immunité collective, et ainsi relancer l’économie. Or, cela reviendrait à ce qu’une frange favorisée de la population, celle qui a les moyens de s’isoler, profite de l’immunité acquise par une frange défavorisée de la population, celle qui travaille au contact des autres, au prix de sa santé et même de sa vie; ce qui est éthiquement discutable. Et cela s’est déjà produit par le passé. 

La fièvre jaune et l’immunoprivilège

Kathryn Olivarius étudie l’histoire du Deep South américain et particulièrement les épidémies de fièvre jaune qui ont frappé la région au cours du XIXème siècle. En Louisiane, la notion d’immunoprivilège est venue renforcer des inégalités déjà existantes et prégnantes. 

Le virus de la fièvre jaune est transmis par les animaux, le moustique comme vecteur et le singe comme hôte. Il a semé la terreur en Louisiane pendant tout le siècle, de manière quasi ininterrompue. En l’espace de soixante ans, la Nouvelle-Orléans a connu vingt-deux vagues épidémiques qui ont tué au moins 150’000 personnes au total sur la période (la population de la ville au milieu du XIXème siècle est estimée à 100’000 habitants). Le taux de létalité de la fièvre jaune est d’environ 50%, les victimes meurent dans des conditions particulièrement terribles: ictère (coloration de la peau en jaune due à un dysfonctionnement du foie, d’où le nom «fièvre jaune»), vomissements de sang coagulé, très forte fièvre… Cependant, il existait une certitude: lorsqu’un malade avait guéri, il était immunisé. 

Death of Aurelio Caballero due to yellow fever in Veracruz, 1892 © MET

«Lorsqu’un virus ravageur rencontre les forces du capitalisme, la discrimination immunologique ne devient qu’une manifestation supplémentaire des inégalités, dans une région déjà marquée par les disparités raciales, ethniques, de genre et de niveau de vie.»

Avant la guerre de Sécession (1861), la société de la Nouvelle-Orléans était construite autour de l’esclavage, compartimentée. La pyramide sociale, en temps d’épidémie, pouvait être schématisée ainsi selon l’historienne: au sommet, les riches propriétaires terriens blancs et immunisés contre la fièvre jaune, ensuite, les populations blanches, favorisées mais nouvelles arrivées et non immunisées, enfin, le reste de la population, c’est-à-dire des citoyens blancs pauvres, et la population noire. 

Pour les nouveaux arrivants blancs en Louisiane, la contamination à la fièvre jaune équivalait à un «baptême de la citoyenneté»; la preuve que la personne avait été élue par Dieu pour s’installer sur ce territoire et y prospérer en toute sécurité. La spécialiste cite le témoignage de Gustav Dresel, immigré allemand dans les années 1830, qui désespère de contracter le virus pour pouvoir s’intégrer: «Je cherche partout une place de comptable, mais engager un jeune homme qui n’a jamais été exposé (à la fièvre jaune) est un pari perdant.»

A la Nouvelle-Orléans, en temps d’épidémie, l’immunité influait sur la possibilité de contracter une assurance-vie, un crédit, d’obtenir un logement, de trouver un emploi et même de se marier. Les immigrés de fraiche date s’efforçaient donc d’être contaminés en dormant ensemble dans des dortoirs exigus et insalubres, voire dans le lit d’une personne qui venait de succomber à la maladie. Pour un homme pauvre, l’immunoprivilège était la garantie de pouvoir s’élever socialement par le travail, l’absence d’immunité condamnait à la pauvreté.

Autre conséquence, alors que les moustiques de la Louisiane ne pratiquaient aucune forme de racisme, l’instrumentalisation de l’épidémie par les esclavagistes. La ségrégation raciale était brandie par ces derniers comme une mesure sanitaire, et même «humanitaire», puisqu’elle obligeait à la distanciation physique entre esclaves et propriétaires, entre Noirs et Blancs, entre riches et pauvres. 

La valeur marchande d’un esclave immunisé contre la fièvre jaune, alors que peu d’entre eux avaient accès aux soins médicaux, était augmentée de 50%. En décimant les esclaves, le virus permettait aux propriétaires de s’enrichir en spéculant sur cette marchandise humaine. 

Les autorités municipales rechignaient à l’installation d’équipements sanitaires, au nettoyage des espaces urbains et aux mesures de quarantaine, arguant que la solution au virus était plus de virus. Plus de virus pour les classes populaires, contraintes de travailler malgré les risques, et pour les esclaves. 

La conclusion à laquelle parvient Kathryn Olivarius est que, concernant le virus qui nous préoccupe actuellement comme pour n’importe quelle crise épidémique, le passeport sanitaire ou l’immunité comme condition à l’emploi ne feraient que doubler des inégalités sociales déjà très présentes et aux conséquences déjà dramatiques. Les plus faibles et les plus vulnérables seraient encore «punis» en étant forcés de s’exposer à une maladie qui, rappelons-le, peut être mortelle même pour des individus jeunes et en bonne santé.


L’article original de Kathryn Olivarius est en ligne ici

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Comment jauger les risques de guerre 

A toutes les époques, les Européens ont aimé faire la fête. Des carnavals aux marchés de Noël, dont la tradition remonte au 14e siècle en Allemagne et en Autriche. Et si souvent, aux lendemains des joyeusetés, ce fut le retour des tracas et des guerres. En sera-t-il autrement une fois (...)

Jacques Pilet
Politique

Arctique et Grand Nord: la bataille mondiale a bel et bien commencé

La fonte accélérée des glaces transforme la région en nouveau centre névralgique de la puissance mondiale: routes maritimes émergentes, ressources stratégiques et militarisation croissante y attisent les rivalités entre pays. Le Grand Nord — dominé pour l’heure par Moscou — est devenu le théâtre où se redessinent les rapports de (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les Etats-Unis giflent l’Europe et font bande à part

Sismique et déroutante, la nouvelle stratégie de sécurité américaine marque une rupture historique. Après un exercice d’introspection critique, Washington opte pour un repli stratégique assumé, redessine sa doctrine autour des priorités nationales et appelle ses partenaires — surtout européens — à une cure de réalisme. Un tournant qui laisse l’Europe (...)

Guy Mettan
Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
PolitiqueAccès libre

Narcotrafic, le fléau des Amériques. Et le nôtre?

L’Amérique latine paie le prix fort du commerce mondial de la drogue, alimenté par la demande occidentale. Pendant que la répression s’enlise, les mafias prospèrent, et le déni persiste jusque dans nos rues. Mais faire face à ce fléau en bombardant des bateaux au large du Venezuela, comme l’a ordonné (...)

Jacques Pilet
Philosophie

USA–Chine: des humanismes complémentaires

Le 12 août 2025, le département d’Etat américain a publié son rapport sur les pratiques en matière de droits humains en Chine pour l’année 2024. Cinq jours plus tard, le 17 août, le Bureau d’information du Conseil d’Etat de la République populaire de Chine publiait à son tour son propre (...)

Louis Defèche
Politique

Israël-Iran: prélude d’une guerre sans retour?

Du bluff diplomatique à la guerre totale, Israël a franchi un seuil historique en attaquant l’Iran. En douze jours d’affrontements d’une intensité inédite, où la maîtrise technologique iranienne a pris de court les observateurs, le Moyen-Orient a basculé dans une ère nouvelle: celle des guerres hybrides, électroniques et globales. Ce (...)

Hicheme Lehmici
Santé

L’histoire des épidémies reste entourée de mystères et de fantasmes

Les virus n’ont pas attendu la modernité pour bouleverser les sociétés humaines. Dans un livre récent, les professeurs Didier Raoult et Michel Drancourt démontrent comment la paléomicrobiologie éclaire d’un jour nouveau l’histoire des grandes épidémies. De la peste à la grippe, du coronavirus à la lèpre, leurs recherches révèlent combien (...)

Martin Bernard
Sciences & TechnologiesAccès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Philosophie

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

La stratégie de Netanyahu accélère le déclin démocratique d’Israël

Le quotidien israélien «Haaretz» explique comment l’ancien Premier ministre Naftali Bennett met en garde les forces de sécurité et les fonctionnaires contre une possible manipulation du calendrier électoral et la mainmise de Netanyahu sur l’appareil sécuritaire.

Patrick Morier-Genoud
Politique

Netanyahu veut faire d’Israël une «super Sparte»

Nos confrères du quotidien israélien «Haaretz» relatent un discours du Premier ministre Benjamin Netanyahu qui évoque «l’isolement croissant» d’Israël et son besoin d’autosuffisance, notamment en matière d’armement. Dans un éditorial, le même quotidien analyse ce projet jugé dangereux et autodestructeur.

Simon Murat
Politique

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch