Adieu, Pierre Quicestquidisaitdéjà

Publié le 17 juin 2019
Non, le sérieux n'est pas toujours là où l'on croit. Cette chronique d'Anna Lietti paraît tous les mois dans 24heures. Excepté le dessin de Pascal Parrone, en exclusivité pour Bon pour la tête.

Le prince des chroniqueurs est mort, comment chroniquer sans lui? Je salue la mémoire de Pierre Leuzinger, son intelligence féline, sa griffe unique. Bon, les jeunets à qui son nom ne dit rien sont excusés: il y a vingt ans que ses Humeurs avaient cessé de paraître dans L’Hebdo.

Mais l’œuvre de Pierre Leuzinger est immortelle. Pensez. Il a été le premier à documenter le syndrome de la vis en trop (celle qui reste sur la moquette après le montage du meuble). A saisir, dans sa dimension ontologique, le mouvement perpétuel de l’imperfection dans l’assiette du petit déjeuner (encore un peu de beurre pour finir le pain, de confiture pour finir le beurre, de pain pour finir la confiture… ). Mais aussi à prédire, avec une précision chirurgicale, des décennies de chaos et de «terrorisme du désespoir» aux premières lueurs de la guerre du Golfe. Bondir sans crier gare du rebord du balcon au tribunal de l’Histoire, c’était très Leuzinger.

Et puis, il y a ses aphorismes. Voici quelques candidats à la postérité, glanés dans le recueil de chroniques Pêcheur de chats et autres Humeurs (épuisé, mais harponnable sur la toile):    

Attendri: «Il n’y a rien de plus beau qu’un enfant debout sur un gendarme couché.»

Ancestral: «Qui égare une moufle perd ses pantoufles, vole un œuf et finit par huer sa mère.»

Atmosphérique: «L’été est un plat qui se mange chaud mais qui refroidit vite.»

Alcestueux: «Tant de choses à dire. Si peu de choses dites. Est-ce que nous allons continuer à nous réunir pour ne pas nous rencontrer?»

Bon, évidemment, pour une citation qui accède à l’immortalité, il y a un prix à payer: le nom de l’auteur tend à se perdre en route. Comme Montaigne ou Groucho Marx, Pierre Leuzinger risque de se voir rebaptisé Quicestquidisaitdéja.

Tenez, devinette. Qui a, en 1983 déjà, publié un hilarant lexique féminin/masculin des traits de caractère, où «précis» devient «tâtillonne», «décidé/autoritaire», «ambitieux /grimpionne», «sensible/émotive»,  «socialiste /pasionaria», et ainsi de suite?

C’est lui. Je ne l’ai jamais entendu râler parce que tout le monde l’avait copié sans citer ses sources. C’est ce qui s’appelle avoir le féminisme discret.

C’est pourquoi, pour dire adieu à notre ami, nous étions nombreuses, pasionarias, émotives et tâtillonnes, le 14 juin 2019 à 15h24 à Saint-Prex, assises sagement sur un banc d’église à écouter Monsieur le pasteur. Pierre venait d’inventer la facétie funèbre. 

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