Pierre Leuzinger, l’homme qui étreint bien tout ce qu’il embrasse

Publié le 14 juin 2019
Journaliste, écrivain, dessinateur, navigateur polyglotte et observateur aigu de l’Histoire en marche, Pierre Leuzinger est mort. Avec ses «Humeurs», publiées dès le premier numéro de «L’Hebdo» en 1981 et ponctuellement chaque semaine pendant près de vingt ans, il fut le pionnier, dans la presse romande, d’un genre nouveau: celui de la chronique «sociétale». Voici un portrait de lui paru dans «Le Nouveau Quotidien» en 1992, à l’occasion de la publication d’une sélection de ses chroniques.

Quelles phrases historiques de Pierre Leuzinger le Dictionnaire des citations proposera-t-il dans cinquante ans? Celle-ci par exemple: «Les médias sont vraiment pessimistes, la preuve: ils annoncent toujours la mort des grands hommes, mais pas leur naissance.» Pas de chance, l’auteur n’a pas sélectionné le texte qui la contient dans le recueil de ses dix ans d’Humeurs. Il faut dire que, sur quelque 600 petits bijoux, il a dû opérer des choix draconiens.

Pierre Leuzinger a, c’est le moins qu’on puisse dire, le sens de la formule. Mais c’est aussi un homme profond, ce qui l’amène à se méfier de son propre éclat: «Une formule qui n’est pas traduisible n’est pas bonne, dit ce polyglotte. Il m’arrive certes de jouer avec les mots, mais après, j’ai honte… » Heureusement, le recueil a gardé ce lexique masculin-féminin élaboré en décembre 1983. Parfaitement traduisible, il est inspiré par le monde parlementaire où, explique le chroniqueur, les mêmes traits de caractère appellent des qualificatifs différents: «Précis/tâtillonne, rigoureux/emmerdeuse, franc/gaffeuse, familier/provoquante, fin/fragile, ambitieux/grimpionne…»

Leuzinger est particulièrement génial dans le registre grinçant. Le 9 janvier dernier, il relatait une querelle de prothésistes pour blessés cambodgiens: «On frémit à l’idée que, sans la guerre, ces frustes paysans, ces jeunes filles analphabètes et ces enfants ignares auraient dû se contenter leur vie durant de leurs deux jambes naturelles.» L’exemple est pris à dessein dans l’un des derniers numéros de L’Hebdo. Pour bien faire comprendre ceci: depuis dix ans que l’homme à la moustache en coin rend, sans faillir, sa copie hebdomadaire, il n’a pas déçu ses fans une seule semaine.

«On m’a donné le recul d’entrée»

Comme il leur parle, des chats à la guerre du Golfe, de tout ce qui l’intéresse, les lecteurs de Leuzinger savent de lui deux ou trois choses: d’abord, il lit les journaux. Pour de bon, s’entend. Die Zeit, El Pais, The Observer, The Independent, Le Monde, Libération, en plus des publications suisses. Il a une curiosité vraie, active: rare. Mais comme ses habitués le savent aussi, il n’avale pas toute crue l’écume des jours. «Je crois que je ne m’endors pas un soir sans avoir lu quelques pages d’un bouquin d’histoire ou d’une biographie.»

Besoin de prendre du recul, maître? Il glousse. «On m’a donné le recul d’entrée, je ne l’ai pas pris. Quand on naît gaucher, de père suisse allemand et de mère juive, ça confère tout de suite une certaine distance…» Dans la Genève de l’avant-guerre, «Leuleu» n’était pas ce qu’on appelle un marginal: un père professeur de philosophie – «A l’époque où c’était encore prestigieux» – une mère également enseignante. Rien de bien scandaleux. Juste ce sentiment d’une différence non apparente: «On peut être dedans et se sentir dehors.»

Les lecteurs d’Humeurs ont également compris qu’en ce moment, quand il ne navigue pas, leur chroniqueur préféré apprend le russe. Une langue à la mode, dira-t-on. Sauf que Leuzinger y consacre plusieurs heures par jour et que, de tous les élèves du cours Migros, il est le seul à ne pas avoir raté un rendez-vous depuis trois ans. Voici le plus intéressant paradoxe leuzingerien: la vie de ce journaliste-dessinateur-navigateur-romancier-cinéaste a toutes les apparences du panier surprise. L’observateur superficiel le qualifiera de touche-à-tout. En réalité, Leuzinger est un étreint-tout. Il a la fidélité éclectique, mais tenace.

A ceux qui ont le privilège de le connaître, il ne raconte pas des souvenirs. Il offre, au hasard des conversations, des images. En 68, le voilà qui roule vers la Sorbonne en patins à roulettes avec sa femme d’alors, «qui parlait chinois et moi aussi, un peu». Voici son fils de 7 ans, à la crèche de la faculté, qui manque de se faire énucléer par une grenade tombée de la fenêtre. «C’était une période extraordinaire: les gens avaient réappris à se parler.»

De la fabrication des bâtons de flics

Mais il n’est pas venu là exprès pour faire l’Histoire. Il passe à Paris «par hasard». A ce moment-là, il officie comme correspondant de l’agence Reuters à Londres. Les lecteurs de son roman «Lassez passer le cheval à fleurs» (Seuil) gardent de la période londonienne un goût de modernité en chantier. A Paris, il vient travailler à sa thèse de troisième cycle sur l’information. «Dans l’avion, en ce mois de mai 68, il y a, dans mon souvenir, des sièges en osier. C’est bizarre… »

Pierre Leuzinger ne présente pas sa thèse. Il s’envole vers New York pour y occuper le poste de traducteur-rédacteur à l’ONU. Il connaît d’ailleurs déjà les USA pour avoir effectué un stage au Toledo Blade, journal bien connu de Ohio. Le voici dans une scène particulièrement difficile à imaginer: draguant (avec succès) une majorette de l’Université de Colombus. «J’ai failli épouser une Américaine.»

Dans une autre image, il est correspondant de La Tribune de Genève à Paris. Il illustre ses articles lui-même. Il a une Porsche rouge décapotable et écrit des articles sur le Salon de l’auto. Au début des années 60, c’est une révolution journalistique: les correspondants jusque-là n’ont traité que les sujets «nobles», c’est-à-dire politiques.

Avant cela, il a monté dans une usine désaffectée, du coté de Vernier, un studio «que nous espérions transformer en petit Hollywood». Plus tard, il tourne pour la Télévision romande un reportage «sur la fabrication des bâtons de flics» et un autre «sur l’évolution de l’art dentaire.» Il élabore aussi un projet de feuilleton «non violent» : «Les aventures d’Hubert Lulu», inventeur de la première montre étanche, «qui triomphe de la force grâce à son ingéniosité, et aux femmes.» Manque de pot: une panne d’électricité au moment du développement du film ne sauve que quelques scènes du projet. «René Schenker, à la fin de la projection, a dit: la musique est bonne.» Pierre Leuzinger n’a pas de regrets côté caméra: «En 1964-65, on allai déjà ves la TV industrielle.»

«Très intelligent. Trop intelligent»

Le voici encore lisant une lettre de Gérard Philippe à qui il a envoyé un scénario. L’acteur écrit: «C’est très intelligent. Trop intelligent.» Il meurt quelques semaines plus tard.

Quand on a dit tout ça, on n’a pas encore parlé de l’engagement de Pierre Lauzinger pour le tiers monde – dix-sept ans au service de la coopération au développement et de l’aide humanitaire au DFAE – ni de voile ni de musique. «Mon seul regret est de n’avoir, faute d’oreille, pas pu devenir musicien.»

C’est quand on commence à vouloir faire les additions que l’on s’en aperçoit: il reste à Pierre Leuzinger «encore dix ans pour lire Tintin». Seulement à ce moment-là, vraiment. Car les images qu’il vous offre, en grand artiste du cinéma des mots, sont toutes chaudes, palpitantes.

Qu’est-ce qui rattache toutes ces intensités entre elles? Quelque chose comme l’intelligence du monde, et dont l’écrivain journaliste a fait sa force. «Je crois que tout converge, mais vers quoi?» Et puis, timidement, il suggère: «Connaître?»

On est souvent déçu de rencontrer un auteur qu’on admire, comme si son œuvre le dépassait un peu. Ce samedi, Pierre Leuzinger sera, avec Martial Leiter, qui a illustré son livre, à la Librairie des Ecrivains à Lausanne. Vous pouvez y aller sans crainte. Parole.


Pêcheur de chats et autres Humeurs, Pierre Leuzinger. Dessins de Martial Leiter. Ed L’Hebdo et Zoé, 1992, 169 p.


Retrouvez une interview de Pierre Leuzinger pour la RTS en cliquant ICI!

 

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