1933: une interview de Trotski par Georges Simenon

Publié le 22 novembre 2018

L’ancien dirigent bolchevik Léon Trotski (au centre) lors de son procès à Mexico, 1937. – @ Gallica-BnF

En 1933, l'écrivain Georges Simenon se rend pour Paris-Soir à Istanbul afin d'interviewer Léon Trotski qui y est exilé. Répondant à l'inventeur de Maigret, l'ex-leader de la Révolution russe analyse la montée des fascismes en Europe.


Pierre Ancery


Nous vous proposons cet article en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France.


Quel rapport entre le père du célèbre commissaire Maigret et la Révolution russe? Aucun. Si ce n’est que Georges Simenon (1903-1989), écrivain et reporter prolifique, fut l’un des rares journalistes francophones à interviewer Léon Trotski (1879-1940) après son départ forcé d’URSS.Le lieu de la rencontre est presque aussi insolite que ses protagonistes. Elle prend place le 7 juin 1933 à Prinkipo, «l’île des Princes», située dans la mer de Marmara, au large d’Istanbul (encore nommée officiellement Constantinople trois ans plus tôt).

Simenon, envoyé spécial du quotidien à grand tirage Paris-Soir, y retrouve l’ex-leader bolchevik, qui y est placé en résidence surveillée depuis 1929. Exclu du Parti communiste par Staline en 1927, l’ancien compagnon de Lénine vit en exil depuis quatre ans. Inlassablement, le fondateur de l’Armée rouge continue d’écrire et d’animer «l’Opposition de gauche» (future Quatrième Internationale) depuis sa retraite en Turquie.

L’interview paraît en deux temps, les 15 et 16 juin 1933. Simenon, conscient qu’à seulement trente ans il est sur le point de rencontrer un des acteurs politiques les plus importants du début du XXe siècle, commence son article:

«Constantinople, le 7 juin 1933.

J’ai rencontré dix fois Hitler, au Kaiserhof, alors que, tendu et fébrile, déjà chancelier, il menait sa campagne électorale. J’ai vu Mussolini contempler sans lassitude le défilé de milliers de jeunes hommes. Et à Montparnasse, un soir, j’ai reconnu Gandhi dans une silhouette blanche qui rasait les maisons, suivie par de jeunes femmes fanatiques. 

Pour avoir une entrevue avec Trotsky, me voilà sur le pont plus grouillant que le Pont-Neuf de Paris qui relie le vieux et l’ancien Constantinople, Stamboul et Galata […]. Ici, une rive s’appelle l’Europe et l’autre l’Asie.»

L’interview a lieu dans des conditions un peu particulières. Trotski accepte de répondre par écrit aux questions soumises par l’écrivain belge, puis de le rencontrer pour en discuter librement.

Lorsque Simenon arrive dans la grande maison de Prinkipo, il note la présence de plusieurs gardes du corps qui sont aussi, à n’en pas douter, les geôliers de son hôte. Son œil avisé remarque aussi le livre que Trotski est alors en train de lire Voyage au bout de la nuit, d’un certain… Louis-Ferdinand Céline.

« Dans les pièces, les murs sont nus, tout blancs, et il n’y a que des rayonnages et des livres pour apporter quelque diversion. Les livres sont en toutes langues et je distingue le “Voyage au bout de la Nuit” dont la couverture est bien fatiguée.

– M. Trotsky vient de le lire et il en a été profondément troublé. En matière de littérature, d’ailleurs, c’est la française qu’il connaît le mieux.

Trotsky se lève pour me tendre la main, puis se rassied à son bureau, en laissant doucement peser son regard sur ma personne […]. Sur le bureau, il y a, épars, des journaux du monde entier et Paris-soir est tout au-dessus de la pile. Sans doute Trotsky l’a-t-il parcouru avant mon arrivée? […]

– Je n’ai, malheureusement, les journaux qu’avec plusieurs jours de retard.

Il sourit. Il a un visage reposé, le regard tranquille. Mais n’est-ce pas au prix d’un effort? N’est-il pas obligé de ménager ses forces? Pour poursuivre son œuvre, ne s’astreint-il pas à cette vie prudente qui fait un peu penser aux gestes hésitants d’un convalescent? Mais, peut-être, n’est-ce que sagesse?

– Vous pouvez me questionner.»

Le contenu de l’interview ne porte pas sur la Révolution russe, mais sur l’actualité la plus brûlante. En janvier 1933, Hitler, devenu chancelier, a accédé au pouvoir suprême. Son parti, le NSDAP, ayant remporté les élections de mars, les nazis sont désormais hégémoniques en Allemagne. C’est donc sur la montée des fascismes en Europe que Simenon interroge Trotsky.

«J’ai demandé à Trotsky: Croyez-vous que la question des races sera prédominante dans l’évolution qui suivra la fermentation actuelle? Ou bien sera-ce la question sociale? Ou la question économique? Ou la question militaire?

Trotsky répond:

– Non, je suis loin de penser que la race soit un facteur décisif dans l’évolution de l’époque prochaine […]. Je ne nie évidemment pas la signification des qualités et des traits distinctifs des races; mais dans le processus de l’évolution, devant la technique du travail et devant la technique de la pensée, elles passent à l’arrière-plan. La race est un élément statique et passif, l’histoire est la dynamique […].

Si, aujourd’hui, au vingtième siècle, les nazis proposent de tourner le dos à l’histoire, à la dynamique sociale, à la civilisation, pour revenir à la “race”, alors pourquoi ne pas revenir encore plus en arrière: l’anthropologie – n’est-il pas vrai? – n’est qu’une partie de la zoologie. Qui sait? C’est peut-être dans le royaume des anthropopithèques que les racistes trouveraient les inspirations les plus élevées et les plus indiscutables pour leur activité créatrice? »

Comment l’ex-camarade de Lénine définirait-il le fascisme, demande Simenon? Réponse développée de Trotski:

«Le fascisme est provoqué non par une psychose ou par une “histérie” (c’est ainsi que se consolent les théoriciens de salon, dans le genre du comte Sforza), mais par une profonde crise économique et sociale qui, impitoyablement, ronge plus que tout le corps de l’Europe […].

Le fait que le vieux continent, dans son ensemble, perd la situation privilégiée qu’il avait dans le passé, mène à une exacerbation démesurée des antagonismes entre les États européens et entre les classes au sein de ces États […].

Au dix-neuvième siècle, on considérait comme une loi que les pays arriérés gravissent les degrés de la démocratie. Pourquoi donc le vingtième siècle les poussent-il dans la voie de la dictature? […] Par analogie avec l’électro-technique, la démocratie peut être définie comme un système de commutateurs et d’isolants contre les courants trop forts de la lutte nationale ou sociale. Aucune époque, dans l’histoire humaine, ne fut saturée d’autant d’antagonismes que la nôtre. Une surtension du courant se fait de plus en plus sentir en différents points du réseau européen. Sous une trop grande tension des contradictions de classes et internationales, les commutateurs de la démocratie fondent ou volent en éclats.

Tels sont les courts-circuits de la dictature. Les interrupteurs les plus faibles se rendent évidemment les premiers.»

La question finale est celle qui préoccupe toute la presse française en 1933: l’arrivée de Hitler au pouvoir et son entente avec l’Italie fasciste de Mussolini constituent-elles une menace pour les démocraties européennes? Bref, une guerre est-elle inévitable?

«Question. – Croyez-vous l’évolution possible par glissement ou considérez-vous une secousse violente comme nécessaire? Combien de temps pensez-vous que puisse se prolonger le flottement actuel?

Réponse. – Le fascisme, particulièrement le national-socialisme allemand, apporte à l’Europe un danger indiscutable de secousses guerrières. Étant à l’écart, je me trompe peut-être, mais il me semble qu’on ne se rend pas suffisamment compte de toute l’étendue de ce danger. A-t-on en vue une perspective non de mois mais d’années – pas de dizaines d’années en tout cas – je considère comme absolument inévitable une explosion guerrière du côté de l’Allemagne fasciste. C’est précisément cette question qui peut devenir décisive pour le sort de l’Europe […].

Mais je ne doute pas que, finalement, l’humanité trouvera son chemin. Tout le passé en est une garantie.»

Lorsque leur entrevue s’achève, Simenon s’autorise une dernière question qui touche plus directement au sort personnel de Trotski.

« – Vous avez encore des questions à me poser? demande Trotsky avec patience.

– Une seule, mais je crains qu’elle soit indiscrète.

Il sourit et, d’un signe de la main, m’encourage à poursuivre.

– Des journaux ont prétendu que vous avez reçu récemment des émissaires de Moscou chargés de vous demander votre retour en Russie?

Le sourire s’accentue:
 

– C’est faux, mais je connais l’origine de la nouvelle. C’est un article de moi paru voilà deux mois dans la presse américaine. J’y disais, entre autres, qu’étant donné la politique russe actuelle, je serais prêt à servir à nouveau si un danger quelconque menaçait le pays.

Il est calme et quiet.

– Vous reprendriez du service actif?

Il dit oui d’un mouvement de tête.»

Mais Trotski ne reverra jamais son pays. Après avoir fondé la Quatrième Internationale, il sera assassiné à Mexico par un agent du NKVD, sur ordre de Staline, le 21 août 1940.

Entre-temps, son pronostic pessimiste sur les conséquences de l’arrivée au pouvoir de Hitler se sera révélé exact.


Pour en savoir plus:

Michel Renouard, Trotsky, Folio Biographies, Gallimard, 2017

Jean-Jacques Marie, Trotsky: révolutionnaire sans frontières, Payot, 2006

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