L’horreur des guerres. De celles aussi que l’on oublie

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Le quartier de la Ghouta, à Damas, depuis plusieurs années, est aux mains de diverses mouvances islamistes, appuyées par les pays du Golfe, qui larguent des obus sur les autres parties de la ville. Ce ne sont pas des rebelles en quête de démocratie comme certains tentent de nous le faire croire. Ce sont des djihadistes, d’obédience wahhabite pour la plupart. On peut se contenter des innombrables indignations anti-Assad ou se renseigner. Lire par exemple ce que publie le site catholique suisse cath.ch. Il lance le cri d’alarme de Caritas Syrie. Une information d’actualité: «Certains quartiers de Damas [dans le secteur gouvernemental] sont attaqués aux obus de mortier depuis le 22 janvier, spécialement les quartiers de Bab Touma, Abbassyin, Kassaa, Koussour et Jaramana, faisant plusieurs dizaines de morts, indique Caritas Syrie. La majeure partie des chrétiens de Damas vit dans sa banlieue est, et l’on y trouve également la majorité des couvents, monastères et des œuvres d’entraide catholiques de la ville. Des centaines d’obus de mortier, en provenance des zones sous contrôle de milices djihadistes takfiristes, dont Jaïsh al-Islam, une milice wahhabite financée par l’Arabie saoudite, le Front al-Nosra, branche d’Al-Qaïda en Syrie, rebaptisé Front Fatah al-Cham, et Ahrar al-Cham, s’abattent régulièrement sur ces quartiers.»
On peut ajouter à cela que l’armée a donné la possibilité aux civils non armés de quitter la zone bombardée. Les organisations islamistes ont refusé la proposition – par communiqués publics – et gardé la population en otage, concentrant leurs postes de commandement dans les hôpitaux et les écoles qui furent aussitôt attaqués. Les images tournées par les «casques blancs» liés aux rebelles inondent les médias. Le Qatar qui les soutient leur a même recommandé de résister jusqu’au bout.
Il n’est pas question de relativiser l’horreur. Simplement tenter de comprendre le mécanisme qui y a conduit.
Tout pouvoir d’Etat, lorsqu’il se sent menacé dans ses bases, réagit brutalement. Celui du Yémen, soutenu par l’Arabie saoudite, réagit à la rébellion chiite avec une violence inouïe. Ce pays est totalement isolé par un blocus, la population est affamée, le choléra se répand. Le président du CICR a dénoncé ce désastre humanitaire avec force. Mais qui l’a entendu? C’est une guerre dont on ne parle pas. Là, pas de débat au Conseil de sécurité de l’ONU pour exiger l’accès des secours. Les Etats-Unis et les Européens, grands amis du royaume saoudite, s’y opposeraient.
Les Russes appuient le gouvernement de Damas. Leur grand souci, ce serait l’émergence d’un espace islamiste dans la région. Ils ont tout fait pour l’éviter et sauver ce qui reste de l’Etat syrien. On peut en penser ce que l’on veut mais c’est logique.
Rappelons aussi que la reconquête de Mossoul en Irak, avec l’aide des Occidentaux, a aussi fait des milliers de morts. Tout comme celle de Rakka par les forces kurdes et avec l’appui américain. Là, comme par hasard, nous avons eu moins d’images et moins de titres fracassants. Pour ne pas parler des centaines de milliers de victimes dans les deux guerres américaines contre l’Irak (655’000 selon la revue The Lancet). S’émouvoir des victimes d’ici et ignorer celles de là, c’est entrer dans le jeu des propagandes.
Quelques souvenirs historiques devraient nous empêcher de décréter trop vite qui sont les bons et qui sont les méchants. Les Etats-Unis ont mené leur plus longue guerre au Vietnam (1965-1975), écrasant ce pays de tapis de bombes pendant des années, en y envoyant un demi-million de soldats. Alors même que l’Amérique n’était menacée d’aucune manière. Sans succès d’ailleurs. Et l’Afghanistan. Qui se souvient que les Etats-Unis, déjà aidés par leurs amis du Golfe, ont soutenu les talibans contre un Etat laïque aidé par l’URSS? Les dits rebelles qui ont ensuite attaqué les tours de New York en 2001! L’intervention américaine avait contribué à l’éclatement d’un conflit qui dure jusqu’à aujourd’hui malgré l’engagement durable de troupes US.
Osons un rappel qui choquera peut-être. Comparaison n’est pas raison, mais songeons-y.
Pendant la Seconde guerre mondiale, les démocraties avaient un but: abattre le nazisme. Pour ce faire, les Alliés ont bombardé non seulement l’Allemagne mais aussi la France. Episode quasiment tu dans l’historiographie officielle. Les civils ont payé un prix très lourd. D’après La Nouvelle Revue d’Histoire (août 2015), on estime qu’il y eut 75’000 morts sous les bombes britanniques et américaines qui pour la plupart n’atteignaient pas leurs cibles. Au Havre, à Vannes, à Strasbourg, à Rennes, à Caen, à Saint-Nazaire, à Brest, à Lorient et ailleurs. Et ce fut pire encore sur le front de l’est.
La cause était juste. Mais mourir sous le feu des libérateurs, quelle horreur.
L’Etat syrien est une dictature – ce n’est pas la seule dans la région – mais il est laïque, tolère plusieurs confessions. Son obsession est d’échapper au djihadisme. Dès lors, il sacrifie une partie de sa population, retenue par les islamistes ou acquise à eux. N’allons pas croire qu’il a le monopole du cynisme. On peut maudire «le boucher de Damas», comme disent des commentateurs enflammés, préférer les «rebelles», ce beau mot, mais quelle étiquette leur coller lorsque ceux-ci massacrent tous ceux qui ne partagent pas leur religion dévoyée? L’inflation du vocabulaire n’aide pas.
Le cauchemar de ce pays ne prendra fin qu’au terme d’une entente entre les puissances rivales qui soutiennent telle ou telle partie dans la guerre. Cela peut arriver. Mais les ruines des villes, les deuils et les plaies humaines ne s’effaceront pas avant très, très longtemps. Comprendre l’époque, c’est voir toutes les faces de la réalité, aussi atroces soient-elles.
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