«Moi, J., 17 ans, zombie de Perris, Californie»

Publié le 11 février 2018

© négatif d’une image google map

L’enfer, c’est parfois une villa californienne. Une «maison de l'horreur», comme l'ont baptisée les médias américains après l'arrestation, un dimanche de janvier, de David et Louise Turpin, accusés d'avoir affamé et torturé leurs enfants. Par son courage, J., tout juste 17 ans, «Chose 8» de la famille Turpin, a délivré ses 12 frères et sœurs d’un cauchemar abyssal déguisé en bonheur disneyien. C’est une parfaite héroïne de roman dans l’Amérique déliquescente. Malheureusement, tout ce qu’elle dit est vrai, reconstitué à partir d’informations avérées. Ce texte ne fait que lui prêter une voix. Oui, cette voix pourrait être la sienne.

Je suis née il y a dix-sept ans. A Rio Vista, Texas. A 50 kilomètres, paraît-il, de Dallas et de l’univers impitoyable des Ewing. Je ne les ai jamais vus, ni à la TV (je ne peux pas la regarder) et encore moins de visu (je n’ai pas le droit de sortir de chez moi). Je ne sais pas qui sont Bobby, J.R., Cliff ou Sue Ellen. En même temps, ce n’est pas étonnant. Je n’ai pas l’âge de mes parents. Je n’ai que 17 ans.

Je ne peux même pas vous révéler mon propre prénom, c’est vous dire. Vous devrez vous contenter de mon initiale: J., la même que celle de mes douze frères et sœurs. J. comme Jesus? Josef? Joshua? Peut-être l’un de mes frères, âgé de 26 ans, le crack de la famille, est-il bien prénommé ainsi, mais je n’ai pas l’autorisation de vous le dire. Pour ce qui me concerne, en revanche, c’est bien le J. de Judas, même si ce n’est bien sûr pas ainsi que la fille que je suis a été baptisée. Mon vrai prénom provient du fleuve où Jésus-Christ, le fils du tout-puissant, a été baptisé il y a fort longtemps. Mais l’autre jour, le 14 janvier, douze jours exactement après mes 17 ans, il y a tout juste un mois, c’est en Judas que je me suis transformée, celui qui a fui, désobéi à Dieu. Dieu mon père. Dieu David. Oui, je suis ce Judas qui a trahi père et mère. Un père redoutable. Une mère qui à vrai dire ne l’était plus depuis bien longtemps, une mère qui depuis notre déménagement de nuit il y a huit ans vers la Californie pour son rêve hollywoodien (j’ignorais tout de ce projet mais je vous en parlerai après) n’a plus su, pu ou voulu nous protéger.

Moi, J., à la droite de ma mère, «chose 8» de la famille.

J’ai appris qu’elle a souri quand la juge, l’autre jour, leur a interdit, à elle et à mon père, enchaînés au tribunal comme nous l’étions à la maison, d’essayer de nous contacter autrement que via leur avocat. Je ne sais pas ce qu’est un avocat. Mais j’ai compris qu’ils ne pourraient pas nous approcher jusqu’en 2021. Ça nous laisse 3 ans.

Mon père David et ma mère Louise enchaînés, comme nous l’étions à la maison, ont plaidé non coupable.

La prochaine audience aura lieu le vendredi 23 février, dans douze jours.

Les chouchoux de mes geôliers

J’ai 17 ans. Je viens de vous le dire. Contrairement à la plupart de mes frères et sœurs, qui ignorent tout de la vie et de l’extérieur, je savais moi ce qu’était un policier. J’avais compris, depuis deux ans, sans doute depuis plus longtemps (je ne saurai vous l’affirmer: le temps dans cette maison, vous vous en doutez, a perturbé nos réalités) que ma fratrie et moi subissions l’impensable. Et ne me demandez pas quand diable j’ai appris ces trois chiffres, ce numéro; comment, Seigneur, j’ai eu la présence d’esprit de retenir ces sons. Reste que je les ai gravés dans mon cœur. 9-1-1. Tut-tit-tit. Je savais qu’un jour ils inverseraient notre destin.

J’ai 17 ans, je vous le répète. Ma sœur cadette, J., a 2 ans et demi, elle se porte bien. De ce que j’ai pu voir tout au moins. Comme tous les petits derniers que j’ai vus défiler, c’est le chouchou de mes geôliers. Tout comme l’étaient les deux jeunes chiennes croisées Maltais qui ont rejoint la famille l’été dernier. Elles, contrairement à nous, étaient bien nourries. Bien mieux par exemple que l’aînée de notre fratrie, J., qui le 28 juillet prochain aura 30 ans. Cela fait belle lurette qu’elle n’a plus l’attention de mes parents. Elle pèse 37 kilos et n’a plus vraiment toute sa tête. Comme plusieurs de mes frères et sœurs. Moi? Je ne connais pas mon poids, je peux seulement vous dire que les officiers, en débarquant, l’autre jour à 160 Muir Woods road, ont cru que j’avais 10 ans.

Je ne l’ai pas mal pris. Ce n’est tellement pas important.

Et dire que nous rêvions, nous aussi, d’y goûter

David, 57 ans, celui qui m’a servi de père, n’est pas non plus en grande forme. Il est à la limite de l’«obésité», ne me demandez pas ce que cela signifie. Je sais seulement que ce n’est pas bon signe. Avec son 1.83 mètre, il flirte à 300 grammes près (l’équivalent d’une boîte de conserve, j’ai vérifié) avec les 100 kilos. Quant à ma mère, 49 ans, qui ne mesure qu’1.52 mètre – 31 centimètres de moins que notre père, sans doute l’un de nous avait-il consigné cette non-information dans son carnet secret, notre seule intimité – elle pesait 63,5 kilos le jour où j’ai volé le téléphone, le jour où j’ai attendu qu’ils s’endorment au petit matin peu après 5 heures (nous vivions la nuit, dormions le jour) pour m’enfuir par la fenêtre avec ce portable et composer les trois chiffres. Oui, le jour où toutes ces voitures de police ont surgi avant de nous libérer, avant de les menotter et les emmener, eux et leur incrédulité.

J’ai appris depuis que nous étions connus dans notre rue comme la «famille vampire»: les rares voisins qui ont pu nous apercevoir ont bien vu en effet que nous étions tous très pâles, «une peau aussi blanche qu’une feuille de papier», «comme s’ils n’avaient jamais vu le soleil», ont-ils déclaré. C’est vrai, nous ne voyions jamais le soleil et ne sortions que la nuit. Quand nous le pouvions. Pas très souvent.

J’ai appris depuis que Louise était elle aussi en surpoids, en «excès pondéral», disent les médecins. Un nouveau mot à retenir: je n’avais jamais croisé jusqu’ici de blouses blanches de ma vie. Comment dès lors aurais-je pu me douter que mes parents tout-puissants avaient des problèmes de santé?

Et dire que nous rêvions de goûter, nous aussi, aux tartes et autres pizzas dont ils se délectaient sous notre nez. Mais nous ne pouvions y toucher.

Des cadeaux et des cartons

Comme tous les J. de la maison, j’étais nourrie selon un calendrier précis. Impossible de vous le dévoiler, moi-même je ne saurai vous dire si logique il y avait, mais pour faire court, nous bénéficiions selon les jours ou les semaines sans punitions – rares pour ce qui me concerne – d’un repas quotidien froid: généralement des saucisses de Vienne que nos parents délivraient, selon notre docilité, de leur conserve. Peu importe si le fer blanc n’était pas à même la table de la cuisine, aussi disgusting que chaque cm2 de la maison, peu importe si les saveurs n’étaient pas variées: nous mangions. Quand nous le méritions.

Tout comme les jouets que David et Louise nous achetaient quand ils n’étaient pas en virée adolescente, «sexuelle». C’est mal bien sûr, mais c’est arrivé au moins une fois, j’avais 8 ans, neuf ans de moins que maintenant. Louise qui n’avait connu que mon père, a voulu coucher avec un inconnu rencontré sur l’ordinateur. 4000 kilomètres pour rejoindre ce motel de Huntsville, Alabama. Mon père est resté sur le parking, ma mère a dormi avec ce monsieur. Un an plus tard, jour pour jour, David et Louise nous ont abandonnés à nouveau pour retourner, tous les deux, dans la même chambre de ce même motel. Cette fois en amoureux.

Comme chaque fois qu’ils quittaient 160 Muir Woods road, ils nous attachaient, selon leur humeur, avec des cordes ou des chaînes, dans l’une des quatre pièces de notre maison, de notre prison. Dans une chambre, dans le salon ou dans notre salle de classe (les six plus jeunes d’entre nous suivaient l’école à la maison, enregistrée officiellement le 21 mars 2011 sous le nom de Sandcastle Day School – château de sable dans votre langue). Alors oui, tout dépendait de leur humeur. Reste que des cadeaux, ils en achetaient mais sans que nous puissions jamais les déballer. Cela vaut pour les 12 vélos et pour mille autres jeux. Tous sont restés dans leurs cartons. Comme les pizzas. Le but n’était pas que nous en profitions mais que nous en rêvions. Alors oui, je le reconnais, quitte à leur faire plaisir (mais peut-être n’auront-ils pas accès à cette information depuis leur prison): nous en rêvions. Tous. Enormément.

Disneyland, le parc de tous les prétextes

Une ou deux fois l’an, toutefois, ils nous emmenaient. Tous ensemble dans le minibus Volkswagen (une marque européenne aux plaques Mickey comme leurs trois autres véhicules pour rappeler au monde, aux voisins, que les Turpin n’étaient pas n’importe qui). Un peu plus d’une heure de route pour rejoindre Disneyland, le parc de tous les possibles, de tous les prétextes. Disneyland, l’occasion de faire de nouvelles photos de la famille si unie, l’occasion de faire toujours plus semblant, de nous acheter à tous des vêtements identiques, d’exhiber sur facebook, à l’intention des proches, tous interdits de visite sous divers prétextes depuis au moins cinq ans, une famille heureuse, des enfants souriants.

Idem lors des trois renouvellements de vœux de mariage de nos parents. A Las Vegas, devant un monsieur qui ressemble au «King», une célébrité dont nous autres J. n’avions jamais entendu parler. La dernière fois, c’était il y a moins un peu plus de deux ans. Par trois fois, nous avons échangé puis revêtu ces mêmes robes roses à carreaux pour les dix filles et ces mêmes costumes noirs à cravates bordeaux pour les trois garçons, selon notre taille, notre développement. Nous étions leur décoration.

Alors oui, nos sourires étaient bien évidemment de mise, mais ils étaient si bien orchestrés: exigés. Ah oui? Vous pensez vraiment qu’à notre place vous auriez pu montrer, en leur présence inquiétante, le calvaire que depuis tant d’années vous enduriez? Non, je vous l’assure, vous n’avez tellement pas idée de la situation, jamais, ô grand jamais, vous ne l’auriez fait. Nous étions si conditionnés. Par des menaces incessantes, terrifiantes. Même si nous aurions eu apparemment mille occasions. A Disneyland, à l’école ou à l’université pour certains d’entre nous. Mais le monde nous était inconnu. Les pressions, les chantages – sans compter l’«acte obscène» que j’ai subi de la part de mon père – étaient tels qu’il nous était inimaginable de dénoncer nos parents et de passer outre leur pouvoir délirant. Et puis nous étions invisibles de toute façon.

Louise, surtout Louise, exultait en voyant ces images idylliques, si fake, de notre famille. Pensez donc, nous étions bien plus nombreux, bien plus convaincants que les Kate+8, ce programme TV d’une femme et de ses huit enfants, ce reality show ultraconnu ici aux Etats-Unis (à l’exception, bien sûr, de nous autres J.) que ma mère vénérait et jalousait à la fois. Elle avait toute la collection. Des DVD que les policiers ont retrouvés dans le garage parmi des centaines d’autres. Un jour, a-t-elle confié à mon oncle, elle aurait, elle aussi, son propre show, deviendrait célèbre et ferait fortune. «Des millions de dollars», se convainquait-elle. Grâce à nous. Grâce à nous treize.

Certains prétendent même que nous aurions été plus nombreux par le passé et que d’autres enfants seraient nés dans notre maison, mais je ne peux vous confirmer cette information malgré les suspicions. De la police notamment qui recherche avec ses chiens détecteurs de cadavres d’autres ADN dans la maison. Certains ont aussi mis en avant ces derniers jours le fait que sur les documents officiels de la faillite de mes parents, en 2011, un quatrième garçon était mentionné. Je crois pourtant n’avoir que trois frères. Enfin, aux dires même de Louise à son amie Eilene, une xième grossesse était bien en cours il y a sept ans (voir les messages ci-dessous). Mais je ne me souviens pas de ce bébé. Je sais en revanche qu’elle et David voulaient mettre en route un nouvel enfant. Le quatorzième. Le quatorzième officiel.

21 février 2011, ma mère confie à une amie qu’un nouveau bébé naîtra d’ici
la fin de l’année. Je ne peux vous dire si cela a été le cas, mais cet enfant
n’est pas parmi nous aujourd’hui en tout cas.

Etait-elle enceinte au moment où j’ai fait échouer leurs plans? Je ne le crois pas, je prie – cela nous l’avons appris – pour que ce ne soit pas le cas. Ce qui est sûr, c’est qu’elle et lui s’apprêtaient, dans les jours, les heures en réalité, qui ont suivi ma fuite, à un nouveau déménagement. Vers Oklahoma City où Northrop Grumann était visiblement prêt à offrir un transfert à mon ingénieur de père. Les cartons étaient déjà prêts. Voilà pourquoi je n’avais plus le choix, c’était à ce moment-là ou jamais.

Ce qui a sauvé nos vies

Depuis l’arrestation de nos parents, nous sommes très cadrés (nous en avons l’habitude). Mais là, tout est différent. Plus de chaînes, plus de liens, des toilettes, des douches même. J’ai compté depuis mon arrivée dans ce lieu parfaitement immaculé – c’est un hôpital – le nombre de fois où j’ai pu me laver depuis ma naissance. Ça n’a pas été très difficile: j’en ai bénéficié comme tout le reste de ma fratrie, une fois l’an. Dix-sept bains donc pour ce qui me concerne.

Depuis quelques jours, les infirmières nous apprennent à nous brosser les dents. Ce n’est pas si difficile. Pour le reste, pour nos besoins naturels, nous devions faire sans. Sans toilettes donc. La plupart du temps. Ma sœur aînée J. et mon frère aîné J. en ont fait les frais à l’école et à l’université où ma mère les conduisait et faisait le piquet devant la porte de la classe jusqu’à la sortie des cours. Leurs camarades refusaient de les cotoyer tant ils étaient particuliers. Et puis, ils «sentaient le caca». Etait-ce pour nous protéger, nous, leurs frères et sœurs en captivité, qu’ils n’ont jamais osé parler, craignant des représailles à notre endroit de la part de nos parents? Ou étaient-ils effrayés par toute personne extérieure? Les deux, je crois.

J., l’aînée de notre fratrie lorsqu’elle fréquentait
la Meadowcreek elementary school, Texas.

Depuis notre libération, depuis ce dimanche du mois de janvier 2018 plus exactement – je venais d’avoir 17 ans mais c’était un dimanche ordinaire, sans église, nous n’y allions plus depuis que mes parents n’avaient plus confiance en elle et voulaient expérimenter d’autres religions –, depuis ma fuite donc puis la décision des médecins, notre fratrie a été scindée en trois. Les plus de 18 ans d’un côté, les mineurs, dont je suis pour une année encore, de l’autre, dans deux établissements différents. J’aurais préféré rester avec les douze J. Adultes, ados et enfants, tous ensemble. Même avec J., la petite dernière. Se tenir les coudes est important: c’est cela qui a sauvé nos vies.

Dieu que c’est long

Du reste, aucun de nous ne comprend vraiment pourquoi tout le monde d’un coup est si attentionné et bienveillant avec nous. Pourquoi tous font tout aujourd’hui pour nous préserver. D’eux bien sûr, dont nous nous ne souhaitons aucune nouvelle – aucun de nous du reste n’en a demandée malgré les encouragements d’une certaine Kampusch, une Européenne qui elle aussi, disent les journaux, a vécu l’abominable – mais surtout de tout ce qui pourrait retarder notre rémission. Même si nous espérions cette libération, nous étions trop effrayés pour la provoquer. Les menaces étaient telles… Mais il a bien fallu que l’un de nous se lance.

Comme l’avait fait ma sœur aînée, J. en 2010 alors que nous vivions encore dans notre taudis texan où chaque armoire, chaque pièce, même le frigo étaient cadenassés et où les fenêtres étaient condamnées par des planches de bois. En fait non, je me souviens maintenant, nous ne vivions plus dans cette maison. Elle était devenue si puante que nos parents avaient acheté un camping-car qu’ils avaient planté sur le terrain, à l’arrière de la maison, à l’abri des regards. J’avais alors 9 ans.

Oui, Jennifer, – je n’ai rien dit, j’ai effacé – J. s’était lancée: elle avait fui. Seulement, notre voisine avait tout fait capoter en lui posant des questions impossibles: sur son âge (21 ans mais comment, en voyant cette enfant décharnée, aurait-elle pu la croire?) et sur le nom de notre président (J. – nous l’avons appris entretemps – aurait dû répondre «Obama» mais elle comme nous ignorions ce nom). Du coup, la voisine – elle s’en veut aujourd’hui, et nous lui en voulons aussi, même si c’est mal mais c’est ainsi – l’avait reconduite à la maison pensant sans doute que cette enfant était dérangée. Un douloureux épisode qui a provoqué l’immédiate décision de nos parents de déménager dans un autre Etat par crainte des services sociaux, abandonnant sur place nos deux chihuahuas, un chat ou deux ou trois (retrouvés morts) et prolongé notre calvaire de huit ans. 3000 jours environ. Dieu que c’est long.

L’implacable décision

Voilà, je m’en souviens maintenant! Je me rappelle comment j’ai su quel numéro composer: c’est J. ma sœur aînée qui nous l’a fait mémoriser. Ce 911 qu’elle avait appelé de ses vœux avec tant d’insistance lors de sa fuite texane, suppliant la voisine d’alerter la police pour nous sauver.

Alors à mon tour, l’autre jour, j’ai osé, osé surmonter ma peur. Avec l’une de mes sœurs, J., mais elle, contrairement à moi, a rebroussé chemin, tant elle était effrayée. Tout le monde, partout, dans les médias, dans le milieu médical, s’est dit depuis impressionné par mon courage. C’est vrai, il m’en a fallu. Car j’étais terrifiée. Je savais que David et Louise me tueraient – me tueraient pour de vrai – si ma tentative échouait.

Mais cette émotion au regard de l’angoisse dont j’ignorais jusqu’au nom qui m’a accompagnée depuis dix-sept ans (vous ai-je dit que j’avais 17 ans?) m’a permis d’aller au-delà de moi-même. Cet au-delà qui a surgi le jour où j’ai accepté de prendre cette implacable décision. Jusque là, je peux l’avouer aujourd’hui, je n’étais personne. Juste l’un des 12 zombies (j’excepte J., la petite) de Perris, Californie.

De ma chambre d’hôpital, je n’ai accès à aucune information qui pourrait perturber encore davantage la victime – l’héroïne, insistent-ils – que je suis.

Cependant. J’ai appris à m’informer. Appris à feindre, à contourner. Je n’ai pas d’avis sur ce qui suit, car pour avoir un avis il faut avoir vécu ce qui n’est pas (encore) mon cas, mais je sais ceci.

Un amour d’enlèvement

Mes parents, lorsqu’ils étaient enfants puis adolescents, comme nous le sommes aujourd’hui, vivaient tous deux en Virginie occidentale. A Princeton très exactement. Une grande ville, paraît-il, située à 4000 kilomètres de notre enfer de Perris.

Mon père, David Allen Turpin, âgé de 18 ans en 1979.

Leur histoire a commencé (je viens de l’apprendre mais elle n’étonne aucun de nous) par un enlèvement. Mon père, universitaire alors âgé de 23 ans, a persuadé un jour de l’an 1984 les employés de l’école de Princeton de le laisser emmener Louise de 9 ans sa cadette, en 10e primaire. Direction le Texas. Ma mère était mineure. Rendez-vous compte, elle avait deux ans de moins que je n’ai maintenant! Vous ai-je dit que j’avais 17 ans? Leur fuite n’a pas duré. Sommés de revenir en Virgine occidentale, en raison des réticences, immenses, de mon grand-père maternel Allen quant à leur relation et grâce à la complicité de ma grand-mère Phyllis (paix ait leurs âmes, eux qui n’ont jamais plus été autorisés à nous rendre visite et à nous parler), mes parents ont finalement réussi à se marier le 11 février 1985, il y a exactement, jour pour jour, trente-trois ans. L’âge de la mort du Christ.

Peut-on renoncer à être croyant?

Mes parents lors de leur mariage en 1985 en Virginie.
Mon père avait 24 ans, ma mère 16 ans.

Leur union

A Pearisburg (VA), le pasteur Lee O. Ellison, toujours en fonction aujourd’hui, a uni ce jour-là David Allen Turpin, 24 ans, amateur d’échecs et rêvant, un peu tard, de devenir l’Edison du 19e siècle, et Louise Ann Robinette, jeune femme de 16 ans abusée durant son enfance, comme ma tante Elizabeth (je n’étais pas née lors de sa dernière visite chez nous en 1999) et ses cousines, par un «très proche» de la famille. Etait-ce mon grand-père? Celui que je n’ai plus jamais vu? Celui qui pose sur cette photo? Non, si j’en crois ce que la rumeur répand, c’était bien mon arrière grand-père qui abusait de toute la famille, de ma grand-mère Phyllis que l’on voit aussi sur cette photo, de ses petites-filles parmi lesquelles Louise. Louise qui était aussi le prénom de mon arrière grand-maman.

Ma tante Teresa, ma mère, ma grand-mère Phyllis, ma tante
Elizabeth et mon grand-père Allen.

Je ne peux rien affirmer. Mais ce que je sais en revanche, c’est que ma mère, à son mariage, n’avait pas encore atteint l’âge que j’ai maintenant. Elle avait moins de 17 ans.

L’acte de mariage de mes parents.

Peu après leur union en Virginie occidentale, David et Louise sont retournés au Texas, là où ils avaient fui un an plus tôt. D’abord à Benbrook, à 70 kilomètres de Dallas, puis à Forth Worth, non loin du ranch des apparemment célèbres Ewing. Leur premier enfant, J., mon aînée, est née en 1988, quatre ans après leur mariage. Elle a neuf ans de moins que notre tante Elizabeth. Durant ses premières années, J. était une enfant comme les autres. Ça n’a pas duré.

Ma mère Louise avec sa sœur Elizabeth et J. sa première fille en 1989,
sans doute lors des 1 an de l’aînée de notre fratrie.

Car la famille s’est agrandie et les bébés se sont succédé. «C’est Dieu qui l’a voulu», s’est défendue Louise au tribunal. J. (1992), J. (1993), J. (1995), J. (1997), J.(1998), J. (1999), puis moi en 2001. Arrivèrent ensuite J. (2003), J. (2004), J. (2006), J. (2007) et J. (2015). Mes souvenirs, flous, me laissent croire que les premiers temps à Rio Vista se sont plutôt bien déroulés. Nous avions même trois petits cochons à la maison. C’est surtout depuis 2010, depuis l’évasion tentée par J., (le bébé sur la photo) que tout s’est dégradé. Des punitions, déjà lourdes, nos parents sont passés à la torture. Attaches, violences, étranglements, privations.

Le début après la fin

C’est tout. Je n’ai plus envie de dire. Mes frères et sœurs sont en vie. Je le suis aussi. Nous avons de la chance: entre 4 et 7 enfants meurent chaque jour ici, aux Etats-Unis, des suites d’abus et de négligence. Je ne sais pas ce qu’il adviendra de nous. Si nous serons adoptés, placés. Ensemble, comme nos chiennes, ou séparément. Mais là, permettez-moi de ne plus parler.

Ni de L. ni de D.

Ni de Jennifer, Joshua, Jessica, Johanthon, Joy, Julianne, Jeanetta, James, Joanna, Jolinda, Julissa et Janna. Ni de moi.

J’ai froid.

Jordan


Précédemment dans Bon pour la tête

«David et Louise Turpin voulaient d’autres enfants», par Florence Perret

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