«La catalanité n’est pas génétique»

Publié le 30 septembre 2017

© Nicolas Dupraz

Constituée d’une multitude de nationalités, d’origines et d’avis, la société catalane est divisée face au défi indépendantiste. Bon pour la tête vous dresse la fresque de la démographie catalane.

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Les chiffres de la démographie

Evolution de la population catalane                                                                        Population Espagne-Catalogne (2017)


Population étrangère avec autorisation de résidence en Catalogne (2016)


Fécondité en Catalogne (2016)                                                                            Espérance de vie Catalogne versus Espagne (2015)                

© Institut d’Estadistica de Catalunya (idescat) / Bon pour la tête


Photographies: Nicolas Dupraz


Demain des centaines de milliers de catalans tenteront de glisser leur bulletin de vote dans les urnes contre la volonté de Madrid. Mais qui sont réellement ces catalans taxés de nationalistes de toutes parts?

 «Si on s’en tient à la génétique, il n’existe quasiment plus de Catalans tout comme il n’existe presque plus de Genevois. Il faut donc cesser de parler de la catalanité comme quelque chose qui s’hériterait de pères en fils», assène d’emblée Anna Cabré, ancienne professeur de géographie humaine et directrice honoraire du Centre d’études démographique de l’Université autonome de Barcelone. Pour la spécialiste, les Catalans ne sont pas les descendants d’ancêtres communs, mais un mélange extrêmement divers qui s’est constitué au long de plusieurs décennies de migrations. «Ce qui fait la spécificité de la démographie catalane, c’est une très basse fécondité et une migration extrêmement dynamique. A titre d’exemple, la région représentait 1,3 pour mille de la population mondiale en 1850 et elle avait le même ratio en 1980 alors que son taux de fécondité est un des plus faibles du monde depuis le XIXe siècle.» Cette stabilité démographique s’explique uniquement grâce à la migration qui a permis à la population catalane de passer de deux millions d’habitants en 1900 à près de 7,5 millions à ce jour.

Migration interne

Cette augmentation du nombre d’habitants s’est réalisée au cours de plusieurs vagues de migrations successives. La première se situe à la moitié du 19ème siècle. A cette époque, des Espagnols originaires principalement des provinces d’Aragon, Valencia, Murcia et d’Almeria rejoignent en masse la Catalogne pour trouver du travail. La construction du métro de Barcelone ou encore l’exposition universelle de 1929 leur offrent de nombreuses opportunités.

Ces arrivées sont stoppées par la guerre civile qui déchire le pays entre 1936 et 1939. «Les premières années de l’après guerre seront marquées par une baisse de l’immigration due à la volonté de Franco d’éviter l’arrivée d’habitants supplémentaires dans les grandes villes. Ils continuent pourtant de venir et sautent des trains avant d’arriver à la Estacion de Francia où les attendaient la Guardia civil pour les renvoyer chez eux», ajoute Anna Cabré.

Ce n’est que dans les années cinquante que la dictature autorise à nouveau les mouvements de population. Il créé même un service d’émigration afin d’aider les candidats à l’exode dans leur préparation. La migration reprend donc de plus belle vers la Catalogne, mais également vers la Suisse ou l’Allemagne.

Cette deuxième vague de migration est d’une ampleur sans précédant. Entre 1960 et 1975 près de 1,5 millions de nouveaux habitants issus principalement d’Andalousie et d’Extremadura (où l’exode rurale bat son plein) s’installent en Catalogne. La crise économique de 1975 met fin à ce phénomène et sonne le glas de l’immigration espagnole en Catalogne. «Depuis cette période, la plupart des gens qui viennent du reste de l’Espagne sont des étrangers, précise la géographe. Le seul flux de mouvements inter-espagnols qui existe encore aujourd’hui se passe entre Madrid et Barcelone. Mais il s’agit là d’un phénomène marginal concernant des opportunités de travail et non plus des questions de survie.»

Des Marocains aux Sud-Américains

Les années 70 voient l’arrivée de nouveaux migrants provenant d’autres pays. Les réfugiés politiques argentins, chiliens, uruguayens sont les premiers. Ils seront suivis par l’immigration subsaharienne et les Marocains qui restent à ce jour la première communauté étrangère de la région. «Au début des années 2000, le gouvernement espagnol a souhaité contrecarrer l’immigration marocaine en favorisant d’avantage l’arrivée aux migrants parlant castillan. Ils ont donc facilité l’arrivée et la naturalisation des Sud-Américains». Entre 2000 et 2008, plus d’un million de nouveaux habitants, principalement issus d’Amérique du sud, d’Europe de l’Est et d’Asie, s’installent en Catalogne.

«Toutes ces arrivées ont fait évoluer la société catalane. Les Marocains et les Africains offraient une main d’œuvre pour les travaux liés à la terre ou à la construction, les asiatiques ont repris de nombreux petits commerces de détail qui auraient certainement disparus sans eux et les sud américaines ont révolutionné l’économie domestique en occupant des emplois de garde d’enfants ou en s’occupant des personnes âgées. Le secteur du tourisme a également largement bénéficié de cette nouvelle main d’œuvre bon marché.»

Si ce mouvement a nettement diminué depuis 2008 en raison de la crise, la société catalane reste profondément marquée par ces arrivées successives et est désormais fortement métissée à tous les niveaux. «Une des particularité de la Catalogne qui explique notamment cette forte immigration c’est que l’ascenseur social fonctionne plutôt bien. Ainsi, des migrants arrivés il y a quelques années ont pu monter les échelons et avoir une vie décente. Ils se sont identifiés au mode de vie catalan et à sa culture, certains parlent catalan et se sentent de plus en plus Catalans.»

La langue comme ciment de la société

L’importance de la langue catalane est essentielle pour comprendre ce sentiment d’appartenance nationale. «Elle n’est pas une condition de la catalanité, mais elle lui a donné une réelle continuité», confirme le professeur d’histoire contemporaine Josep Maria Solé i Sabaté. «En la matière, l’école est la plus grande usine à fabriquer des catalans, souligne Anna Cabré avant d’ajouter que la survie de cette langue est un miracle car elle ne s’appuie sur aucune autre culture comme c’est le cas par exemple des pays francophones avec la France. Cette langue c’est un peu la carte d’identité de la Catalogne, c’est une manière d’exhiber notre appartenance au pays.»

Si les origines sont diverses, les appartenances politiques les sont également, tout comme les avis au sujet de l’indépendance de la Catalogne. «Jusqu’en 2010, on estimait le nombre de sympathisants à la cause indépendantiste à environ 20%, glisse Josep Solé Sabaté. Ce chiffre a explosé pour atteindre près de 49% lors des dernières élections de 2015 (un nombre qui pourrait même être supérieur car 9% de la population a voté en faveur de partis qui ne s’étaient pas positionnés sur la question de l’indépendance). Depuis, ils sont de plus en plus nombreux à se positionner en faveur du droit à décider.»

Au sein de cette complexe société, on trouve donc des adhérents historiques du parti socialiste qui ont rejoint la cause indépendantiste contre l’avis de leur parti, des élus de la CUP, parti politique d’extrême gauche pro indépendance issus d’autres régions d’Espagne et des Catalans de la première heure qui s’opposent à la séparation. «Il ne faut pas chercher une explication au nationalisme catalan dans les origines des habitants ou leur niveau social. Il s’agit d’un mouvement issu de la société civile totalement transversal et qui évolue principalement en réaction aux attitudes de Madrid», conclut l’historien.  


Une société multiculturelle

Dans le quartier du Raval, non loin des Ramblas, la diversité culturelle de la Catalogne est frappante. Ici, les boucheries halal côtoient les ateliers de couture pakistanais. Les nationalités sont multiples, les avis aussi et les plus fervents défenseurs de la cause indépendantiste ne sont pas forcément ceux qui sont nés là. Au sein de la communauté étrangère, il semble même régner une sorte de consensus pour la cause séparatiste. C’est le cas dans le restaurant marocain de Elias & Zakaria. «Nous sommes ici depuis 24 ans et moi je me sens moitié catalane moitié marocaine», glisse la patronne. Alors qu’elle préfère taire son nom, elle nous confirme qu’elle se rendra aux urnes dimanche matin bien qu’elle ne sache pas encore où elle devra voter. «Je demanderai aux voisins, mais je compte bien y aller car je veux dire oui à l’indépendance. On nous a dit qu’on vivrait mieux après, même si tout ça a l’air compliqué», confie-t-elle modestement.

«Mes amis essaient de me convaincre. En vain»

Dans le Club Yamaya, un lieu de rencontre destiné aux Espagnols, la responsable du local, Maria Dolores ne partage pas cette position. «Moi je suis née ici, mais avant d’être catalane je suis Espagnole et je ne veux pas quitter ce pays ni lui enlever un bout! Je pense quand même que les gens doivent pouvoir voter, mais seulement si on est sûrs que tout sera fait légalement. Là ce n’est pas le cas!» Tout en fabriquant des colliers de perles, la dynamique quinquagénaire précise qu’elle parle prioritairement en castillan, que son père est Andalou et sa mère Madrilène. «Je ne pense pas qu’une Catalogne indépendante puisse survivre seule. Si on a un problème qui viendra nous aider?». Ces positions sont tranchées, mais elle avoue se sentir un peu seule: «Mes enfants pensent comme moi, mais dans mon entourage nous sommes un peu minorisés. La majorité de mes amis sont pour l’indépendance. Ils essaient de me convaincre en vain, alors on essaie de ne pas aborder le sujet et tout va bien», glisse-t-elle.

Non loin de ce quartier populaire, les partis indépendantistes se sont donné rendez-vous pour l’ultime étape de la campagne électorale. Ici la foule partage un même rêve bien que les Catalans qui la composent soient d’origines différentes.

Eduardo Reyes, député au parlement catalan confirme avoir vu le jour en Andalousie. «Je suis arrivé ici à l’âge de 10 ans avec mes parents qui venaient pour trouver du travail. Après avoir terminé l’école obligatoire, j’ai d’abord été engagé comme charpentier puis j’ai créé ma propre entreprise de décoration avant de posséder une discothèque et des supermarchés. Je me sens désormais totalement Catalan. Pour moi est Catalan qui veut vivre et travailler ici!»

«C’est comme un couple. Si l’entente n’est pas bonne il faut se séparer!»

«Moi aussi je suis indépendantiste alors que je suis originaire en grande partie du reste de l’Espagne!», lance Jordi, un des volontaires de l’Assemblée nationale catalane chargé de veiller au bon déroulement de la manifestation. «Mon père est d’ici mais ma mère de la Rioja, mes grands-parents de Guadalajara et d’Aragon. On peut dire que je suis uniquement un quart Catalan, mais ici c’est mon pays!»

Non loin de là, Olivia reste pragmatique: «En fait, la Catalogne et l’Espagne c’est comme un couple. Si l’entente n’est pas bonne il faut se séparer!». Arrivée à Barcelone il y a deux ans, cette Hondurienne n’ira pas voter dimanche, faute de posséder la nationalité espagnole, mais elle confirmer que si elle avait pu, elle aurait voté pour. «Je me sens Catalane, mes amis sont Catalans, je ne vois pas pourquoi je voterai contre!», conclut-elle.


Précédemment dans Bon pour la tête

La réalité multinationale n’a pas de place dans un Etat national, Josef Lang

«Au regard du droit international, le référendum catalan est légitime», Marta Beltran 

Le nationalisme indécent de la Catalogne, Jacques Pilet

L’avenir de la Catalogne se joue aussi en Suisse, Marta Beltran

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