Quand le cinéma se fait trans

Publié le 25 octobre 2024
«Close to You» enregistre la transformation de l'actrice hollywoodienne Ellen Page («Juno») en l'acteur Elliot Page. Après sept ans de silence, le revoici donc dans l'histoire d'un trans canadien qui retourne dans sa famille après une longue absence. Mais malgré cette plus-value d'authenticité, ce petit film indépendant, sensible et bien intentionné, déçoit. N'est pas Xavier Dolan qui veut!

D’Orlando – Ma biographie politique de Paul B. Preciado à Emilia Perez de Jacques Audiard, l’année cinématographique aura été plus trans que jamais. Un effet de mode ou juste un début? Avec le coming out d’Ellen Page, le petite actrice canadienne adoptée par Hollywood dans les années 2000 (Hard Candy, Juno, Bliss, X-Men, Inception, Free Love, etc.), on passe un nouveau cap. Disparue des radars depuis le catastrophique Flatliners de 2017, la/le voici qui ressurgit comme Elliot Page, au terme d’une transition déjà largement rendue publique par la publication de mémoires intitulées Pageboy. Et le film choisi pour entériner cette transition est… un drame de la transidentité. Bref, un geste hautement politique.

Désormais, un site comme I’Internet Movie Data Base (imbd.com) ne s’autorise même plus à offrir de renvoi à partir du nom d’Ellen Page! Par contre, le film en question, Close to You de Dominic Savage, un ciné-téléaste britannique de 60 ans, a bien peu de chances de rester dans les mémoires. Au contraire du pamphlet bien senti de Preciado ou du film grand public et spectaculaire d’Audiard, ceci n’est en effet qu’un petit drame intimiste de plus. Plus grave, aussi maladroit et problématique qu’il est sincère et par moments émouvant. Bref, à part les festivals de la communauté LGBTQI+, personne ne s’est rué dessus depuis sa première à Toronto en 2023, la Suisse faisant partie des rares pays à l’avoir pris en distribution.

Tout le poids du monde

Suggérée par Page lui-même, l’histoire est simple. Son personnage, Sam, n’est pas retourné chez lui depuis sa transition. Après quatre ans passés à Toronto, il entreprend donc ce voyage redouté de retour à Cobourg – bourgade située à 100km à l’Est sur le lac Ontario – pour l’anniversaire de son père. Par chance, il rencontre dans le train Katherine, une amie proche du temps du lycée. Mais celle-ci, trop troublée, préfère couper court une fois arrivés. En famille, Sam est accueilli tel le fils prodigue et tout se passe mieux que prévu jusqu’à ce que l’hostilité de l’ami d’une de ses sœurs le fasse sortir de ses gonds. Avant de repartir, Sam souhaite toutefois retrouver Katherine pour s’expliquer…

Dès les premiers plans sur Sam au réveil, dans sa chambre à Toronto, il s’agit d’exposer à la fois sa transformation et sa solitude. A 36 ans, Elliot Page est un jeune homme fin et musclé dont seuls les pectoraux cicatrisés portent la trace de ce qu’il fut. Par contre, en ce jour J, Sam semble porter tout le poids du monde sur ses épaules. Et ce n’est pas sa mine si triste dans le train qui changera cette impression. Puis son regard se concentre sur une femme blonde plongée dans un livre et s’éclaire un peu. Il faudra quelque temps pour identifier tout le sens de cette rencontre: le souvenir d’un amour de jeunesse entre filles, resté non déclaré. Mais Katherine est mariée et a deux enfants, et si son mari n’est pas là qui l’attend comme prévu à la gare, il ne tarde pas à rappliquer en voiture, genre barbu sexy et sympa. Fin de parenthèse?

En fait, ce seront les retrouvailles en famille, la parenthèse. Une fois rentré à la maison, surprise, tout le monde se montre aimant, dans l’acceptation et le soulagement sinon forcément une totale compréhension. Le réalisateur enchaîne les tête-à-tête avec une sœur, la mère et le père, et on se dit que Sam a vraiment beaucoup de chance! Plus que nous autres, qui devons subir ces scènes banales, faiblement dialoguées avec cet accent d’Amérique profonde qui écorche les oreilles… Seul le nouvel ami de l’autre sœur se montre désagréable. Lorsqu’il se lance sur l’idée qu’il est pesant de devoir faire attention au moindre écart de langage à cause de Sam, ce dernier l’engueule vertement et s’en va, puisque c’est comme ça. Tant pis pour l’anniversaire de son père, tant pis pour la joie de sa mère!

Transphobie avérée ou susceptibilité exacerbée

C’est au plus tard à ce moment que le public du film se divisera. Soit on est en empathie totale avec le personnage et la maladresse du «beauf» est à prendre comme de la transphobie intolérable; soit on se dit que la susceptibilité de Sam donne plutôt raison à l’autre: vu son statut de fils prodigue, tout tourne autour de lui, de son bien-être ou mal-être. En fait, le scénario permettra de rationnaliser ce brusque départ par le désir de retrouver Katherine – déjà revue une fois dans la journée et moins fermée. La famille, après tout, c’est le passé. Cette amie retrouvée pourrait être le futur, la chance d’une vie meilleure, enfin plus seul. Sam a donc saisi le premier prétexe pour se tirer de là, et ce qui advient lui donne en partie raison: Katherine finira par venir le rejoindre dans sa chambe de colocation à Toronto. Un amour partagé, porteur d’avenir ou non, peu importe et inutile de le dévoiler ici: traitée avec pudeur et sensibilité, leur intimité est belle et émouvante.

Mais même ici, une gêne s’installe. Tôt ou tard, on aura en effet remarqué que la voix de Katherine n’est pas agréable. Puis on comprend via sa collègue serveuse dans un bar qu’elle connaît la langue des signes, sans doute pour avoir elle-même été sourde, un soupçon bientôt confirmé au lit (recherches faites, l’actrice américaine qui l’incarne, Hillary Baack, est effectivement sourde). Pourtant, pas une fois, il n’a été question de cela durant leurs retrouvailles! C’est comme si les problèmes des autres, leur sensibilité, ne concernaient pas Sam. Le fait d’avoir été si longtemps mal dans sa peau et incompris justifierait-il donc le fait d’être si autocentré?

Elliot Page dans l’ombre de Xavier Dolan

La maladresse du film, conçu à partir d’improvisations – marque de fabrique du réalisateur à la TV anglaise, paraît-il – ne s’arrête pas là. Plusieurs séquences s’emboîtent fort mal, une bonne continuité n’étant même pas respectée (pluie, neige et sols secs se succédant de manière aberrante). Bref, tout ceci ne saurait juste être imputé à un(e) script(e) défaillant(e)! Dominic Savage n’est certes pas Mike Leigh, le roi de ce style semi-improvisé, et encore moins Xavier Dolan. De fait, pour les plus cinéphiles, l’erreur fatale des auteurs aura été de marcher sur les traces de Laurence Anyways (une histoire d’amour trans) et Juste la fin du monde (un impossible retour dans le giron familial). Deux films si incandescents qu’ils ne laissent que terre brûlée derrière eux.

A l’évidence trop peu pensé et travaillé, Close to You ne convaincra donc guère que les convaincus de la cause. C’est souvent l’ornière du cinéma LGBTIQ+ que de s’enfermer dans des scénarios victimaires joués d’avance, qui empêchent les films de se déployer dans une complexité plus large. Certes, on ne peut guère courir tous les lièvres à la fois, mais il s’agit plutôt là d’une question de style, de suggestion, de poétique. Ici, même la fin douce-amère, purement sentimentale, n’invite pas à penser plus loin ces questions de transidentité et de «wokisme». Quant à Elliot Page, son exemple comptera. Mais s’il pose ici les bases d’une nouvelle carrière, il y a peu de chances que celle-ci soit du même calibre que la première, et pas seulement pour une question de supposée transphobie de l’industrie. Qu’on le veuille ou non, le cinéma reste une affaire de désir et il faut être capable de le susciter, à commencer par la qualité supérieure des films dans lesquels on s’engage.


«Close to You», de Dominic Savage (Canada / Royaume-Uni, 2023), avec Elliot Page, Hillary Baack, Wendy Crewson, Peter Outerbridge, Janet Porter, Alex Paxton-Beesley, Daniel Maslany. 1h44Objet OLE

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