Sava Shoumanovitch, la vertu de l’obsession

Publié le 23 février 2024
Cela fait plus de vingt ans maintenant que le nom de Sava Shoumanovitch (1896-1942) m'est connu. Je vois ses tableaux aux cimaises de tous les musées de Serbie. Et aucun autre peintre serbe ne m'a jamais moins ému que Shoumanovitch. Ses nus rose crustacé, ses paysages aplatis et sa débauche de matière appliquée à la truelle m'abattaient. Je me disais que les Serbes, qui trop souvent confondent malheur et grandeur, avaient peut-être moins de considération pour ses toiles que pour son martyr en 1942, aux mains des Oustachis croates. J'entretenais donc un mépris bruyant pour Sava. Il représentait pour moi l'exemple même de la gloire locale, mélange de sous-Matisse de province et d'Utrillo du dimanche.

C'est dans cet état d'esprit, du haut de mes visites annuelles au Rijksmuseum ou au MoMA, que j'ai fait résonner mes pas dans les salles vides du musée Shoumanovitch de Shid, à 100 kilomètres à l'ouest de Belgrade. Dans ce qui fut l'Autriche-Hongrie, Shid n'a pas grand chose d'autre que Shoumanovitch pour se distinguer des autres villes du Srem, ce sandwich de forêts et de champs entre le Danube et la Save. Installé dans une ancienne maison villageoise, doublée sur sa façade arrière par une longue aile d'exposition, le musée est bien conçu et plaisant à visiter.

L'extérieur du musée. © D.L.
Assassiné avec 150 autres hommes de Shid à 46 ans, Shoumanovitch est un artiste très connu en Serbie, mais l'homme reste secret. Fils de bonne famille, il a vécu un temps à Paris où il a fréquenté les artistes de Montparnasse (il a décoré un des piliers du restaurant la Coupole). Sa réputation était celle d'un bourreau de travail plutôt solitaire, sans vices connus, sans excès, sorte de fonctionnaire tempérant de la peinture. Il est mort sans bruit, abattu un matin d'août 42 parce qu'il était serbe, laissant derrière lui un frénétique empilement de 800 toiles et 400 dessins, dont le musée conserve plus de la moitié.
On y découvre, dans les premières salles, des dizaines de versions d'un même paysage à travers toutes les saisons et toutes les heures du jour. Or ce paysage, aussi féconde que soit l'imagination, est d'une abrutissante monotonie. C'est le Srem, sans surprise et sans éclat, des champs, des rues, des arbres et des petites maisons à pignons. Et rien, si ce n'est la mort violente de l'artiste, n'a jamais perturbé ces paysages qui semblent abandonnés de toute éternité. Mais quelque chose s'est passé alors que mon regard glissait de plus en plus intrigué d'un paysage désert à...

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