«Si un ordinateur est capable de m’imiter, c’est moi le problème»

Publié le 28 avril 2023

« /Imagine », un court-métrage réalisé par Anna Apter à l’aide de l’IA génératrice d’images Midjourney. – © Anna Apter / Nikon Film Festival

Vous avez peur du réchauffement climatique, de l’inflation, du prochain désastre bancaire et de la guerre? N’oubliez pas la dernière en date: l’intelligence artificielle qui pointe son nez dans nos jobs et nos vies. Ou au contraire vous rassure-t-elle? Depuis le lancement de ChatGPT en novembre passé, nous tripotons l’engin qui cause si bien et nous passons du frisson au rire, de l’admiration à la détestation.

Le plus épatant est sans doute que le machin sait construire des phrases qui se tiennent. Tant de jeunes et moins jeunes peinent à cette performance… Et les voix ainsi surgies de nulle part! Renversant aussi. Pour le contenu, tout a été dit. Agrégation de données, les plus courantes, puisées dans les abîmes insondables du net et dans nos recoins digitaux. On entrevoit ce qui va se passer dans nos métiers. Mais pas de panique! La révolution d’internet, des réseaux sociaux, a été aussi troublante, avec le même train de chances et de périls, de pièges et d’aides. Or on s’y est fait. Plus ou moins bien.

Ce qui n’empêche pas de s’interroger. Ainsi, par exemple, l’inquiétude rôde dans les rédactions. Le journaliste chargé de rédiger une information sur la base de trois dépêches d’agences a du souci à se faire. Un clic sur l’IA installée dans son système suffira. Celui qui doit résumer un match de foot le fera en trois secondes plutôt qu’en cinq minutes. Le correspondant au palais qui se gave de communiqués officiels et de palabres gouvernementales n’aura plus à se fatiguer, la pâtée surgira toute seule. Quant à la présentatrice artificielle de la météo sur la chaîne de TV privée M Le Media, elle assume son office aussi efficacement que celles et ceux qui le font en chair et en os. Ce jeudi 28 avril, Couleur 3 (RTS) a remplacé ses voix habituelles par celles de l’IA (à l’aide de plusieurs systèmes). L’une d’elles a expliqué l’expérience en prétendant «remplacer la créativité humaine par l’efficacité». Le résultat? Aussi lisse et sans surprise que d’ordinaire. Avec des questions et des réponses pseudo-politiques factices d’une totale banalité. On aimerait se trouver dans la peau des animateurs et animatrices habituelles. Oui, leur emploi est potentiellement menacé. Et ils ont de quoi s’interroger sur leur talent et leur imagination.

Quant au journaliste qui se pique de fournir une analyse de haut vol, il a de quoi se réjouir: tous les faits lui seront instantanément rappelés et dans la perspective qu’il aura choisie. Les algorithmes n’ont guère de credo, ils entassent tout dans un sens ou dans l’autre. Au besoin le dernier né, le Chatbot russe, complétera les grands frères de Microsoft et compagnie. Et même Elon Musk va s’y mettre…

Dans toutes sortes d’entreprises, les brasseurs de dossiers, les pondeurs de missives standardisées se demandent si le machin leur facilitera la tâche ou les remplacera. Et pas seulement les plus modestes. Les avocats pourront-ils longtemps encore facturer à l’heure leur recherche de jurisprudences, alors que la machine est si rapide? Les notaires qui se distinguent rarement par leur créativité pourront-ils garder leur solennel aplomb quand tout le monde aura compris que leur tâche est automatisée?

Ne sous-estimons pas la bête. Elle peut être d’une sophistication extrême, nous dit-on, dans les usages médicaux. Fort bien. Mais les médecins qui, au-delà de l’investigation technique, restent à l’écoute des angoisses de leurs patients, n’ont pas à s’inquiéter. Ils savent que le choix de leurs mots importe souvent autant que celui des médicaments.

La grande question est évidemment de savoir si l’IA sera capable de rivaliser avec l’humain dans la création culturelle. Le magazine du Temps s’est amusé à illustrer quelques pages par ce moyen. Sur le terrain de la banalité, des images tranquilles, c’est parfait. Au moins aussi bien que la production des humains fatigués. Au 13ème Nikon Film Festival, un court-métrage a fait grand bruit. Il a été réalisé par Anna Apter et Midjourney, un modèle d’intelligence artificielle spécialisé dans la création d’images. Le film a remporté le prix de la mise en scène et celui de la critique. Le président du jury, Alexandre Astier, commente ainsi le pseudo-événement dans le Figaro: «Ce film est ainsi l’une des plus chouettes représentations de la créativité humaine et des limites de l’IA… Celle-ci va remplacer facilement tout ce qui est facile à faire et tout ce pour quoi les gens sont un peu fainéants. C’est fastoche de faire un CV, mais c’est ennuyeux. Alors pourquoi ne pas le déléguer à une IA? C’est bête? Oui, mais l’exercice du CV l’est aussi. Il en va de même pour les scénarios de commande. Pourquoi pas les refiler à une IA et laisser les auteurs travailler sur ce qu’ils aiment vraiment et que l’IA ne saura jamais tout à fait imiter? L’intelligence artificielle va peut-être redonner de la valeur aux scénarios qui ne sont pas des commandes. Et si jamais un ordinateur est capable de m’imiter, c’est que je suis le problème – pas l’ordinateur.»

Bonne question. La production culturelle n’est-elle pas souvent basée sur l’imitation? La création, la vraie, la plus forte, part au contraire de pulsions individuelles, instinctives et profondes que jamais la machine ne produira. De délires insondables. Liés au mystère des soifs spirituelles ou sexuelles, des quêtes innombrables, rationnelles ou pas, qui nous agitent.

Bref on pourrait dire que l’IA est un outil ultra-performant pour singer ceci ou cela. Pardon pour les singes. Mais dans cet exercice, l’humain fait très fort aussi.


Témoignage: L’Intelligence Artificielle et moi

Leyla Chammas, écrivaine libanaise établie en France

Elle est entrée dans ma vie par la grande porte et sans me prévenir!

De jour en jour elle a suivi mes pas, a découvert mes goûts, mes points d’intérêt, elle m’a donné des conseils sur ma santé, mon alimentation, m’a informée de la météo du jour sans que je me donne la peine d’ouvrir mes volets, m’a aidée à mieux comprendre l’actualité nationale et internationale, s’est intéressée à mon avis sur tel ou tel restaurant, hôtel, fleuriste, boulanger, créateur de bijoux ou bien magasin de bricolage que j’avais fréquentés. Elle m’a offert des articles de différents journaux sur les sujets qui me tiennent le plus à cœur; elle a guidé mes pas toutes les fois où je me suis perdue en ville, et elles sont nombreuses. Patiente et inlassable, elle m’a répété mainte et mainte fois les mêmes informations que ma mémoire, devenue paresseuse et assistée, ne cherche plus à retenir.

Ensemble, nous avons formé une bonne équipe. Elle est toujours présente le jour comme la nuit, ne m’abandonne jamais et n’attend même pas le moindre remerciement de ma part.

Elle est formidable!

Mais aussi, elle m’a rendue impatiente, l’instantané fait partie de mon quotidien désormais, j’ai besoin de tout comprendre et rapidement; dépendante aussi, puisque je ne cherche plus à retenir des numéros de téléphone comme je le faisais dans le temps, j’avais un répertoire long comme un bras retenu par ma mémoire, aujourd’hui, je ne connais par-cœur que mon numéro personnel, et je reconnais que si un jour elle me tourne le dos je perdrai beaucoup de mes repères.

Il lui arrive de m’agacer aussi, un Chabot avec une tête métallique à deux antennes prend la place de tout interlocuteur et dans tous les services de l’administration. Le jour où ma caisse primaire d’assurance maladie a fait une énorme erreur me concernant, j’ai décidé de contacter le service à travers mon compte personnel, M. Amelibot m’a proposé d’expliquer la raison de ce contact, j’ai pris le temps de développer l’incident sur mon compte mais Amelibot m’a dit qu’il ne comprenait que les petites phrases, alors j’ai concentré mon texte au maximum et Amelibot m’a donné une réponse qui n’avait aucun lien avec ma demande et m’a proposé de noter notre conversation par une tête verte tout sourire ou bien par une rouge plutôt en colère!

Le dossier de retraite d’un membre de ma famille m’a mise face à un autre Chabot sous l’allure d’une dame élégante, j’ai pensé naïvement qu’entre femmes la communication peut être plus souple et sans embûches mais les mêmes difficultés se sont présentées à moi et je n’ai pas avancé d’un pouce

Je n’évoquerai évidemment pas le Chabot de mon compte d’impôts. Tout mon respect pour les services fiscaux.

Je constate par moments que cette Intelligence porte en elle une certaine idiotie mais mes lectures m’informent d’autres choses, cette Intelligence dominera un jour chacun de nous, on s’offre à elle sans méfiance, elle nous apporte son soutien aujourd’hui pour mieux nous éliminer demain.

A quoi sert l’intelligence quand elle est dépourvue de toute humanité?

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