Quand la lecture et ses façons sont à la fois manières de vivre

Publié le 26 août 2022
La lecture du monde est multiple, qui ne passe pas que par les livres. Or la lecture d’un livre, irremplaçable, en dit souvent autant sur la qualité de notre approche, et ce que nous en faisons, que sur le contenu de l’ouvrage, à la fois miroir et fenêtre. Cela même qu’évoque un essai de très élégante écriture et de fine pensée de Marielle Macé, qui nous emmène sur les traces de quelques grands lecteurs-créateurs (Sartre, Barthes, Baudelaire, Gracq ou Ponge, entre autres) pour mieux nous confronter à nos pratiques et à un «style» conjuguant façon de vivre et art de lire...

«Eh mais, est-ce bien là le chef-d’œuvre annoncé?», me suis-je demandé l’autre nuit après sept heures passées aux urgences de l’hôpital régional de R., seul dans un box et n’en finissant pas d’attendre, sans un verre d’eau, le résultat de diverses analyses liées à mon état cardiaque du moment, infoutu de somnoler sur la table d’examen et me raccrochant donc d’une main, l’autre immobilisée par un cathéter et divers autres appareils, à ce pavé de près de six cent pages que je tournais avec une humeur altérée par mon impatience, voyant de moins en moins ce que ce «roman fulgurant» encensé par quelques médias, qui venait de dérocher le Prix du meilleur livre étranger, avait de tellement exceptionnel dans son étrangeté boursouflée – ou bien était-ce ma lecture de ce moment-là qui me faisait dérailler? 

De ce dernier roman de l’auteur islandais Jón Kalman Stefánnson, intitulé Ton absence n’est que ténèbres et constituant la transhumance labyrinthique d’un narrateur amnésique en quête d’un passé faisant de lui le contemporain occasionnel de Zola ou d’Edith Piaf, entre autres fantaisies diachroniques, j’avais bien relevé, d’emblée, sur ses cent premières pages, la qualité d’évocation de l’écrivain nous ramenant à ses âpres fjords de l’Ouest islandais, la vigueur plastique et quasi cinématographique de sa vision et de sa narration, telles que se les rappellent les lecteurs d’Entre ciel et terre (2010), de D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds (2015) ou d’Ásta (2018), j’avais suivi sans trop d’ennui, sur les deux cents pages suivantes, les pérégrinations du narrateur et des témoins divers de sa vie antérieure effacée, ponctuées de moult citations lyriques empruntées aux chanteurs cités dans la foulée, de Bob Dylan à Tom Waits ou de Nick Cave à Amy Winehouse, entre beaucoup d’autres, mais peu à peu le côté forcé, le côté «voulu poétique», le côté à mes yeux inutilement compliqué, artificiellement «voulu profond» de tout ça m’a lassé et même rebuté vers les quatre heures du matin quand, enfin, le jeune urgentiste de service, le verbe clair et le regard gentil, point du tout agacé par mon agacement après une nuit sûrement bien plus éprouvante que la mienne, est venu me délivrer non sans m’apprendre que «ça» ne serait pas pour cette fois, que mon  cœur était bel et bien flagada avec ses sept stents et ses valves rouillées mais que, pour le moment, c’était retour à la case maison; et de me recommander enfin de choisir une lecture moins contrariante en cas de prochaine fois – mais peut-être y avait-il de ma faute dans mon rencard raté avec Jón Kalman Stefánssson? 

Qu’il n’est jamais trop tard pour se coucher de bonne heure

Les rendez-vous manqués, entre les lecteurs et certains des plus grands écrivains, sont évidemment légion, et souvent liés au fait que la lectrice ou le lecteur, à tel moment de son existence, n’est pas en mesure de se faire un chemin personnel dans telle ou telle œuvre même immense, et le cas de Proust est exemplaire. Je me le disais une fois de plus en me rendant l’autre nuit aux urgences, dans ma voiture où, par la voix de Denis Podalydès, j’écoutais, pour la énième fois, l’extraordinaire récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans Le Côté de Guermantes, où l’évocation déchirante de l’agonie de la vieille dame coïncide, au moment de la visite du duc de Guermantes venu présenter ses hommages au père de Marcel, avec un moment de théâtre social où l’hallucinante suffisance du personnage, d’une sécheresse de cœur effrayante, contraste avec l’extrême douleur de la mère du petit Marcel et de celui-ci, tandis que la servante Françoise répète dans son coin que «ça lui fait quelque chose»…

On n’a pas assez insisté, soit dit en passant, sur le comique profond, mêlé de tragique, de La Recherche, ni sur ses inépuisables ressources «théâtrales», même si de merveilleux lecteurs l’ont illustré. A ce propos, moi qui ne suis entré vraiment et continûment que tardivement (passé la quarantaine) dans ce monde enchanté, je ne cesse de me régaler, en voiture, à l’écoute de Michael Lonsdale lisant Du côté de chez Swann, de Guillaume Gallienne modulant les multiples voix des personnages de Sodome et Gomorrhe (un inimitable Charlus et une Odette délicieuse), entre autres comédiens réunis dans les 35 CD sous coffret des éditions Thélème.  

Proust lui-même était un lecteur d’une porosité sans égale, et le premier à rétablir le lien organique entre la lecture et la vie de tous les jours comme une expérience vitale. Ainsi, lorsque Charlus fait, contre les arguties de Brichot le sorbonnard qui pinaille et pontifie, l’éloge des Illusions perdues de Balzac, avec une verve dévastatrice et une profusion de détails, Proust montre-t-il, de tout son cœur et de ses tripes, de toute sa mémoire et de son affectivité, combien un roman peut nous habiter et nous transformer et combien il nous incombe de le «vivre» à notre façon personnelle et de le ressusciter en le partageant.

Où lire devient une esthétique vécue

Proust est l’un des «modèles» de grands lecteurs dont Marielle Macé s’inspire dans le superbe essai qui vient d’être réédité dix ans après sa parution initiale et les multiples traductions qui l’ont fait connaître par-delà l’Hexagone, dont le premier mérite est, mieux que les spécialistes herméneutes «en laboratoire» examinant les textes comme des objets coupés de la vie, de ramener la lecture, en général, et ses innombrables procédures et variants en particulier, au sein même de l’expérience vécue – raison pour laquelle j’ai ramené ici deux expériences toutes personnelles.

L’on peut considérer, comme le grand-tante du Narrateur proustien, que la lecture est une activité «du dimanche» relevant du délassement frivole ou, pour d’innombrables lecteurs contemporains, comme une «évasion» ou un palliatif à l’ennui qui n’engage à rien, ou suivre Marielle Macé, après les écrivains fous de lecture qu’elle cite (un Julien Gracq ou un Sartre, un Michaux ou un Francis Ponge au premier rang), dans la foulée de la grande romancière américaine Edith Wharton ou de George Orwell, de l’Espagnol Alberto Manguel et du Juif allemand Walter Benjamin, et «trouver son rythme» tout personnel dans cette relation qui engage notre perception du monde, notre capacité d’écoute et ce qu’on pourrait dire notre démarche active de lecteur marquée par un «style».   

En préambule à cette réédition, Marielle Macé relate sa découverte d’une «incroyable enquête sur la lecture» menée en Italie, dans les années 60, par deux écrivains de renom (Mario Soldati et Cesare Zavattini) qui ont rencontré, de Palerme à Gênes, des pêcheurs au travail et des employés de bureau, des familles en pleurs au moment de s’exiler ou des amoureux inquiets, des motards ou des paysans dans les forêts d’oliviers de Calabre, comme un road-movie caméra au poing. 

«Mario Soldati s’avance vers elles, vers eux, et les interroge sur la présence (ou pas du tout) des livres dans leur existence. La lecture est saisie au hasard des conversations, dans le rythme des journées et des formes de vie où les livres s’insèrent avec plus ou moins de gravité ou de poids: la lecture au cœur de l’enfance, la lecture dans le travail, malgré le travail ou contre lui, la lecture dans le deuil, dans les migrations, la lecture en prison…» 

Eh mais: la lecture serait-elle une prison, un repli «élitaire», une façon de se faire valoir en citant Proust dont on nous rebat déjà les oreilles à propos du centenaire prochain de  sa mort? Et quoi encore? Proust mort?


«Ton absence n’est que ténèbres», Jón Kalman Stefánsson, traduit de l’islandais par Eric Boury, Editions Grasset, 605 pages.

«Façons de lire, manières d’être», Marielle Macé, Editions Gallimard, Tel, 279 pages.

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