Comment Nestlé et compagnie tirent profit de l’exploitation de l’eau

Publié le 26 août 2022

Il y a quelques années encore, 60 tonnes de poissons étaient élevées en pisciculture à Volvic, mais aujourd’hui, l’eau manque pour cela. © Capture d’écran

Les multinationales, Nestlé et Danone en tête, puisent dans les ressources, de plus en plus limitées, en eau potable, et les riverains finissent par se retrouver à sec. Un documentaire de la ZDF fait le point sur la situation à Vittel et Volvic, où les relations entre acteurs économiques et locaux sont tendues.

Par Andres Eberhard, publié sur Infosperber.ch le 21 août 2022 et traduit par nos soins


Depuis des années, Nestlé fait l’objet de critiques à Vittel. Il en va de même pour Danone à Volvic. Les deux groupes sont très critiqués pour gagner des millions en vendant de l’eau embouteillée, tandis que la population manque lentement mais sûrement d’eau potable. Infosperber a rapporté à plusieurs reprises les scandales ayant eu lieu en France. Un documentaire montre maintenant comment ces entreprises agissent. Au premier abord, elles affirment chercher sérieusement des solutions, puis agissent en coulisses, motivées par de froids calculs, toujours soucieuses de leur propre intérêt. Dans le but de vendre de l’eau minérale. Greenwashing par excellence.

Dans le film, Aurore Chaigneau, professeure de droit parisienne, résume: «Les eaux de Nestlé se présentent comme les gardiens des ressources en eau. Mais d’un point de vue juridique, ces acteurs ne sont que des utilisateurs. Retenons qu’ils ne sont là que pour vendre de l’eau embouteillée. Cette entreprise n’a qu’un seul but: tirer profit de l’exploitation de l’eau.»

Cette clarification est nécessaire. Le documentaire donne auparavant le point de vue de l’entreprise sur cette question, et donne un aperçu des conflits d’intérêts au sein des acteurs locaux. En effet, une équation trop rapide entre les objectifs économiques et écologiques est imposée. Il y a quelques années encore, Nestlé employait environ 1’300 personnes à Vittel, contre 900 au moment du tournage en 2021. Cette tendance à la baisse devrait s’accentuer après l’annonce par l’entreprise, début 2022, qu’elle retirerait l’eau Vittel du marché allemand.

Dans ce contexte, on imagine aisément les discussions au sein de la Commission locale de l’eau, lorsque l’eau s’est raréfie dans les Vosges il y a quelques années. Que faire? Fermer le robinet à Nestlé et mettre ainsi en danger des emplois, peut-être même ceux d’amis, de maris et de femmes de la moitié du village? Ou pomper de l’eau potable des villages voisins via un pipeline à plusieurs millions d’euros? La Commission de l’eau a opté pour ce dernier. Mais plus tard, il est apparu que sa présidente était mariée à un manager de Nestlé qui dirigeait l’association La Vigie de l’eau. Celui-ci, à son tour, prétend travailler avec objectivité, mais est largement financé par Nestlé. Sous pression, la Commission de l’eau a finalement annulé la décision et le projet de pipeline. La question de savoir si cela aura des conséquences juridiques pour Nestlé reste ouverte. Comme c’est souvent le cas dans de telles situations, il est difficile de prouver si Nestlé s’est rendue coupable de prise illégale d’intérêts, comme l’en accusent les critiques de la société.

«Nous prélevons plus d’eau qu’il ne s’en forme»

Aurore Chaigneau, qui s’est rendue à Vittel en 2020 pour des recherches, estime que de tels conflits d’intérêts sont compréhensibles au sein de la population locale. C’est pourquoi elle plaide pour que l’Etat intervienne et crée une base juridique: «Il ne s’agit pas de blâmer la population locale. Nous devons simplement nous assurer que nous pensons aussi à la préservation de l’eau, et pas seulement à sa consommation. Jusqu’à présent, le droit français ne prévoit guère une telle chose.» Ou, en termes plus évidents, on ne peut pas laisser le destin de la planète aux mains d’entreprises qui poursuivent des objectifs complètement différents, même sous couvert de préoccupations écologiques.

A Vittel, la critique de l’action de Nestlé s’est accrue au fil des ans. En plus des questions de ressources, lecentaines de camions qui sillonnent la vallée des Vosges irritent les riverains. Une initiative citoyenne s’est formée pour une répartition plus équitable de l’eau. Le problème ne nie même plus Nestlé elle-même: le niveau des eaux souterraines diminue dangereusement depuis des décennies. «Nous prélevons plus d’eau qu’il ne se forme», déclare un employé de Nestlé avec une étonnante franchise dans le film. «Le fait que le niveau diminue n’est pas nouveau.» Le groupe a également indiqué qu’il réduisait volontairement les prélèvements d’environ 50% et qu’il envisageait également d’attribuer des fonds à la régénération des écosystèmes. La baisse du niveau des eaux souterraines devrait ainsi être stoppée d’ici 2027. Les critiques estiment que c’est trop tard.

Personne ne surveille Danone

Ce que le manque d’eau signifie pour la population est clairement visible à Volvic, où le groupe Danone prélève de l’eau, la met en bouteille et la vend ensuite en France et dans la moitié de l’Europe: les ruisseaux produisent de moins en moins d’eau. La plus ancienne pisciculture d’Europe a dû cesser son exploitation. Les autorités ont appelé à économiser de l’eau en raison de la baisse du niveau des nappes souterraines et ont révoqué les permis de construire déjà délivrés en raison du manque d’eau pour les habitants supplémentaires.

Et Danone? Selon les critiques, le groupe a augmenté les prélèvements d’eau en ces temps difficiles. L’entreprise affirme avoir au contraire «réduit la consommation d’eau depuis 2018 en tant qu’acteur responsable». Les captages seraient inférieurs de 19% à la quantité autorisée. Qui a raison? Le principal problème dans ce cas est l’absence de données indépendantes. En effet, Danone lui-même a été encouragé par les autorités à collecter des données sur la question de savoir si ses propres prélèvements d’eau nuisent à l’écosystème. En d’autres termes, Danone se contrôle lui-même. Ici aussi, on se frotte les yeux sur la bonne foi des autorités vis-à-vis des multinationales.

Des journalistes de Die Zeit, qui ont enquêté sur ces sujets, préconisent pourtant une surveillance étroite de ces multinationales. Ils ont rendu publique une étude scientifique que Danone avait elle-même commandée en 2012. Celle-ci démontre que les pompages ont une influence durable sur le niveau des eaux souterraines. Mais Danone a pu garder ce rapport secret pendant longtemps, car le groupe l’avait financé lui-même – jusqu’à ce qu’il soit divulgué.

Aujourd’hui, tout porte à croire que la baisse du niveau de la nappe phréatique de Volvic a certes des causes naturelles, mais que Danone aggrave pour le moins le problème par ses prélèvements d’eau. Danone se défend toujours d’être responsable des conséquences de la pénurie d’eau – ce qui n’est pas étonnant puisqu’il est également en litige avec un pisciculteur. Malgré tout, le groupe a trouvé un accord avec les autorités après la diffusion du film. Les prélèvements d’eau doivent être réduits de 10%, puis de 20% à partir de 2025.

Coca Cola annule ses projets d’expansion dans le nord de l’Allemagne

Ce qui se passe à Vittel et Volvic se passe en de nombreux autres endroits dans le monde. On se souvient du documentaire suisse Bottled Life de 2012, qui critiquait le business de l’eau potable organisé par Nestlé. Le nouveau documentaire allemand financé par la chaîne de télévision ZDF aborde également le cas de Lüneburg, dans le nord de l’Allemagne, où Coca Cola voulait installer un troisième puits pour la production d’eau, mais a annulé le projet après de vives protestations de la population.

Pour les experts, il est clair que le changement climatique va aggraver le problème de la diminution des ressources en eau. En conséquence, une plus grande implication de l’Etat est attendue. «Le problème, c’est que les conséquences du changement climatique ne sont pas encore ancrées dans la législation», explique Marianne Temmesfeld du mouvement citoyen de Lüneburg. Elle demande un moratoire sur les lois sur l’eau. «Mettre notre eau en bouteille et la transporter à travers le monde, tout le monde sait que cela n’a aucun sens.»

La professeure française Aurore Chaigneau estime elle aussi qu’une plus grande influence de l’Etat est la bonne réponse pour garantir les ressources en eau à long terme. «Dans la loi, l’eau est toujours traitée en relation avec la propriété foncière. Le sol était au centre de l’attention du législateur. Aujourd’hui, nous sommes conscients que l’eau est une ressource à part entière», dit-elle.

Le mot de la fin du documentaire revient à l’ancienne ministre française de l’Environnement Corinne Lepage, qui représente en tant qu’avocate un pisciculteur en procès avec Danone: «A priori, l’eau n’appartient à personne. Il est possible de partager l’eau, de la privatiser. Mais l’eau reste un bien commun. Le droit à l’eau est un droit humain, comme le droit à l’air pour respirer».

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