L’affaire que l’on n’oublie pas

Publié le 22 juillet 2022
Avec «La Nuit du 12», Dominik Moll signe bien mieux qu'un polar pour l'été. S'inspirant d'un livre-reportage, il parvient à se démarquer en s'attaquant à la question des crimes jamais élucidés. Ces affaires qui n'ont d'habitude pas la cote, mais dont Dürrenmatt avait révélé tout l'intérêt paradoxal dans «La Promesse».

Ce n’est pas souvent que l’on tombe sur un film policier qui amène du neuf, tant le genre paraît rebattu, en particulier par des séries en roue libre. Mais flics et criminels resteront sans doute à jamais un terreau de fiction fertile, tant il est riche d’enjeux humains et sociaux. Il «suffit» donc de leur porter un regard neuf – ce qui est bien sûr le plus difficile. Pour Dominik Moll, autrefois convié en compétion à Cannes avec Harry, un ami qui vous veut du bien et Lemming, ce nouveau film avait valeur de test. Soit il confirmait l’impression majoritaire d’un cinéaste surfait vite rentré dans le rang, soit celle minoritaires (la nôtre) d’un auteur toujours original et injustement négligé quand il signait Le Moine, Des nouvelles de la planète Mars et Seules les bêtes.

Avec son titre de mystère à deux balles, son casting de seconds couteaux mené par le discret Bastien Bouillon (le gendarme de Seules les bêtes) et un toujours étonnant Bouli Lanners, même fort de sa sélection à Cannes dans une nouvelle section mal définie (Cannes Première), La Nuit du 12 ne promettait pas grand-chose. C’est pourtant le plus bel exemple du genre en France depuis le trop peu vu Police d’Anne Fontaine. Moll et son fidèle co-scénariste Gilles Marchand sont partis d’un livre tout frais de Pauline Guéna 18.3 – Une année à la PJ, reportage ramené d’une année passée auprès de la police judiciaire de Versailles. Ils en ont extrait l’affaire peut-être la plus marquante, un féminicide particulièrement frappant, et pour se donner un peu de champ fictionnel ont tout relocalisé du côté de Grenoble.

Avec ou sans femmes

Le film s’ouvre sur une visualisation du crime, l’assassinat d’une jeune fille au sortir d’une soirée entre copines dans un bourg tranquille, sauf qu’on n’en distingue pas l’auteur. Horreur, mystère et persistance rétinienne: nous voilà d’emblée au cinéma! Mais peu avant, on a déjà fait connaissance de Yohan, le policier qui va hériter de l’affaire: un solitaire qui s’entraîne de nuit à faire des tours de vélo sur piste. Un obsessionnel, sans doute un idéaliste contrarié, qui vient juste d’être nommé à la tête de la petite cellule d’enquêteurs. Cette affaire plus mystérieuse que prévu va agir comme un révélateur sur lui et ses collègues, jusqu’à le hanter durablement, comme jadis cet infanticide sur lequel resta bloqué le commissaire Matthäi dans La Promesse de Friedrich Dürrenmatt (1958).

Si l’on a pu avoir eu un instant un doute quant à une certaine esthétisation de la violence, on est tôt rassuré. Ceci ne sera pas plus un thriller fantastique style Les Rivières pourpres qu’un néo-polar au charbon façon Olivier Marchal. Le ton est sobrement réaliste, le trait précis. L’équipe de flics est parfaitement crédible, avec pour cœur le tandem formé par Yohan et Marceau, un aîné plein d’expérience mais miné par des problèmes conjugaux. Tout au long du récit, en remontant de témoin en suspect, ce sont leurs caractères qui nous intéressent autant que l’avancée de l’enquête. Et, peu à peu, aussi cette autre question qui sous-tend en réalité tout le film: les rapports entre les hommes et les femmes, source de tant de gâchis. Il est ainsi tout sauf anodin que dans un deuxième temps l’enquête sera relancée par une juge opiniâtre et inclura une nouvelle collègue d’origine maghrébine.

Une frustration bénéfique

Les scènes les plus frappantes ici ne sont pas des courses-poursuites à l’américaine mais plutôt des dialogues. Des face-à-face où l’on annonce à une mère que sa fille est morte, où l’on tire les vers du nez à la meilleure amie de la victime ou cherche à faire avouer des suspects en interrogatoire. Ces derniers (un petit ami trop gâté, un rappeur aux paroles vengeresses, un clodo local, un amant déjà coupable de violences conjugales) se succèdent, esquissant en creux le portrait d’une victime un peu paumée et sexuellement légère. Qui l’aurait donc bien cherché? «Le pire, c’est que chacun aurait pu le faire!», soupire Yohan alors que plus rien n’avance, à l’exception de son obsession pour cette affaire. Lui-même compris, si exigeant et secret sur sa vie privée?

Dans ces vallées encaissées, sur fond d’imposants paysages de montagne, se précise alors l’idée d’un monde où les femmes sont les principales victimes mais où ce sont les hommes qui ne vont vraiment pas bien. Flics compris. Pour finir, après un dernier espoir de résolution, Yohan devra surtout apprendre à vivre avec ses frustrations – ce qu’il fera en écrivant une lettre à Marceau, désormais retraité, et en s’échappant à vélo.
Il y a là une dignité étonnante, qui semble avoir présidé à toute l’entreprise. On est loin des complaisances de Fleuve noir d’Erick Zonca (noirceur toc) ou de Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin (pseudo-réalisme social), derniers polars français estampillés «d’auteur» et néanmoins ratés. Ici, jamais les comédiens ne font écran à leurs personnages, jamais le cinéaste ne tire la couverture à lui. En se penchant sur le coût moral de ce travail, La Nuit du 12 renouvelle notre appréhension de l’institution policière, en première ligne des réalités les plus dures. Ni héros ni zéros, des hommes hantés par leurs propres failles ramenées à la surface par Clara, cette jeune fille flambée sans raison par on ne sait qui.


«La Nuit du 12», de Dominik Moll (France-Belgique, 2022), avec Bastien Bouillon, Bouli Lanners, Théo Cholbi, Johann Dionnet, Mouna Soualem, Anouk Grinberg. 1h55

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