Hans Holbein versus Andy Warhol

Publié le 6 mai 2022

La célèbre anamorphose des « Ambassadeurs » (détail), Hans Holbein, 1553.

Le 35ème livre de Michel Thévoz est un ouvrage d’une incroyable fraîcheur, juvénile, contestataire, plein de provocations et de joie malicieuse, opérant des transgressions systématiques et retournant avec entrain une foultitude de vieux lieux communs. Après l’art des fous, le suicide, le spiritisme, l’infamie, le reflet des miroirs et la pathologie du cadre, notre ancien conservateur d’Art brut a donc décidé de faire sauter à la dynamite conceptuelle l’un des monuments du patrimoine helvétique, le célèbre peintre bâlois, Hans Holbein.

C’est le regardeur qui fait l’œuvre. Thévoz écrit un livre sur Holbein pour nous expliquer que le genre monographique est dépassé depuis l’époque de Pierre Francastel, que les événements produisent rétroactivement leurs causes, qu’on ne sait pas grand-chose d’Holbein si ce n’est qu’il était très bon peintre, que comme Vinci, Michel-Ange et Dürer, c’était un gaucher, qu’il n’a jamais travaillé sur commande et n’avait pas de mécène, qu’à l’époque Bâle passe du catholicisme à une nouvelle religion, celle du Marché et que ses clients seront donc des négociants et des banquiers et que l’art n’est pas un luxe mais un outil de propagande et qu’en ce domaine Holbein est hyper fortiche…

Objet et sujet de l’essai

Hans Holbein est-il le Andy Warhol de son époque? Absolument. Ne se singularise-t-il pas par le nombre de ses compositions qui sont problématiques et qui résistent aux effets de sens? A propos  de son œuvre, trois thèses se confrontent. L’une, traditionnaliste, le met au service de la foi et de la supposée humilité chrétienne. L’autre prend le contre-pied de celle-ci: la pratique du peintre serait anarchisante et ironique. La troisième se veut postmoderne. Holbein serait le premier peintre de l’autoréflexivité, il détraquerait en douce le système figuratif tout entier pour libérer les formes de leur signification convenue. Les Ambassadeurs, par exemple, serait issue d’un calembour graphique, d’un clin d’œil pour happy few: Holbein pouvant signifier en allemand «os creux», d’où donc le crâne en anamorphose.

Si, dans un premier temps, cette toile montre la Renaissance et ses triomphes, Magellan, Copernic, Léonard, Erasme, sciences, arts, luxe, élégances, richesses, dans un second temps, on s’aperçoit que ce qu’elle représente, c’est la mort! L’anamorphose intervient donc comme une stigmatisation du caractère trompeur des apparences. Que nenni! s’exclame à nouveau notre esprit fort. Au début du XVIème siècle, l’espace économique est encore instable. La valeur est indécise et n’a pas encore son équivalent général (l’or). La monnaie est en passe de détrôner le troc. L’inflation, ce phénomène nouveau, produit des anamorphoses économiques! Holbein, c’est l’autoréflexivité de la Contre-Réforme. Chacune de ses peintures n’est pas seulement une peinture mais aussi et principalement une remise en question de la peinture tout entière et la déconstruction du système capitaliste et de ses encore balbutiantes représentations.

Oui, c’est tout vu et bien vu, Michel Thévoz essentialise tout ce qu’il touche. Il tutoie le Capital, le Marché, la Confédération et la Peinture et il accorde tout à l’Inconscient et ne laisse rien au Conscient, en arguant que la peinture n’est pas assertive mais toujours préverbale et polysémique.

Glose et thèse centrale

Comme le temps psychique, l’art reconfigure continuellement sa propre ascendance, il opère par réversibilité. C’est notre postmodernité qui actualise ce qui est resté latent dans l’art ancien. Il n’est d’art que contemporain. Ce n’est pas l’artiste qui réalise ses œuvres mais le contexte socio-psycho-culturel. Oui, ce nouvel opus substitue au déterminisme réducteur l’aimantation libératrice d’un regard futur: le nôtre. Diogène postmoderne, notre glosateur n’est jamais en repos et il se gausse de nos croyances les plus fermement ancrées. Pour lui, c’est clair: le message n’est pas le medium mais sa remise en question et une peinture d’Holbein n’est pas seulement une peinture mais, de surcroît, une remise en cause du système proto capitaliste tout entier par le biais de ses représentations.

Comme Warhol, Holbein dé-sublime tout ce qu’il montre. Son réel se dérobe à toutes les visées. Son apparence est toujours évasive, tissée d’une multitude de profils qui se renvoient l’un à l’autre indéfiniment. Ses effets de sens sont perpétuel mouvement, jamais en repos. En tant qu’homme, Holbein est brillant, élégant et séduisant et, comme un trader contemporain, n’ayant aucune conviction personnelle, qu’elle soit religieuse ou éthique, ce qui le guide, c’est son sens des affaires. C’est en cela qu’il est si représentatif de son époque. 

Le sens est mouvement. Holbein a exploré tous les aspects possibles de la perspective, s’est exercé à voir comme une machine, a épuré la représentation de toute projection narrative ou édifiante. Il a multiplié les parallaxes, de façon optique, existentielle, chronologique et métaphysique. Dans le Christ au tombeau (1521-22), par exemple, toile d’une crudité saisissante, corps pourrissant aux extrémités verdâtres, plaies purulentes, bouche et yeux ouverts, cousine du Retable d’Issenheim et à propos de laquelle notre auteur, inversant les hypothèses courantes, décrète qu’il ne s’agit pas d’un sujet religieux mais d’une dissection impie, de proto naturalisme. «…cette œuvre a pour ressort une attention à l’anatomie d’un cadavre plutôt qu’à un élément de pitié», écrit-il.  

Dès ses 20 ans, avec deux siècles d’avance, Holbein pressent l’avènement de la bourgeoisie. Première commande importante en 1516: Jacob Meyer, un fils de commerçant devenu bourgmestre de Bâle! Et dans cette peinture Meyer tient dans ses doigts une pièce d’or. Bâle a le droit de battre monnaie. Facture schématique pour les décors et hyperréaliste pour les visages. Ce sont des bourgeois. Le béret rouge de Meyer flotte dans l’air. Des corps étranges de ce type réapparaitront souvent dans sa peinture. L’excès d’Holbein confine à la parodie, dit-il. Cette disparité de facture est encore plus marquée dans les gravures. On a affaire à une allégorie postmoderne, à la pression de la géométrie sur le pathos, ou du Capital sur la superstition, du cubisme sur l’expressionnisme, du Minimal Art sur le Body Art. Pas à dire, cette écriture, celle du glosateur donc, est archi ludique. 

L’heure est à la prise de pouvoir médiatique par les marchands et les banquiers. Luther et Erasme excellent aussi dans le genre. On assiste à la naissance du Street art et de la BD, explique-t-il. La conception du trompe-l’œil change vers la fin du XVème siècle. Il ne s’agit plus de faire illusion mais sensation! Entre autres une grande fresque d’Holbein projetée sur deux façades. Puis notre commentateur allumé dresse un parallèle entre la technique du trompe-l’œil et la perruque d’Andy Warhol. La moumoute du new-yorkais déjouant le naturel que les coiffeurs lui donnent habituellement. 

Holbein, peintre d’ultra-gauche

Bâle s’est offerte à la Confédération en 1501 et Holbein à Bâle, dont il obtient la citoyenneté, en 1520. De 1524 à 1526 a lieu la guerre des paysans, qui en mobilise 300’000, dont 100’000 seront tués. Dürer, fan de Luther, soutient les positions antipopulaires de celui-ci. Pas Holbein, qui, plus à gauche encore que les humanistes, produit «un manifeste soixante-huitard avant la lettre». 

Par ailleurs, l’humanisme a malheureusement pour contrepartie l‘élimination du gueux incarné, du gueux réel. Il supprime son corps, ses odeurs, sa tactilité, son érogénéité, ses bruits, ses sécrétions et ses matières fécales. L’honnête homme, c’est avant tout une mise à distance de la part animale de la populace au bénéfice exclusif de la distance rationnalisée par la perspective. De tous les grands peintres de son temps, Holbein est celui qui se rapproche le plus de la représentation photographique. Tous les objets représentés par lui ont un sens univoque, la plume dans la main d’Erasme, l’horloge dans celle de l’horloger alors que les visages n’offrent aucun signe interprétatif. Ils sont en attente de notre projection d’interprétations sur eux. Holbein se veut objectif, neutre, cornée, iris, appareil photographique – ses modèles ont des regards fixes de poisson mort. Mais à partir de 1532, leurs regards passent de la dérobade à l’insolence. Holbein, en une ascèse hyperréaliste, s’efface pour nous laisser dans une confrontation directe avec l’Autre. 

A partir du XVème siècle, la monarchie se parlementarise et l’aristocratie s’embourgeoise. Elles se diluent dans la classe possédante émergente. Le pouvoir se mesure en richesses et il faut l’afficher. L’Etat papal, puissance financière considérable, étend son influence culturelle. La bourgeoisie va se distinguer du peuple par sa culture dont elle va faire ostentation. Les artistes deviennent les metteurs en scène de cette nouvelle légitimité bourgeoise. L’art n’est pas un luxe mais un outil de propagande. L’art oscille éternellement entre le naturalisme et l’idéalisme. «Le bourgeois nanti est représenté comme le prototype de l’humanité accomplie». L’idée de la fin de l’histoire ne date pas d’il y a peu, contrairement à ce que l’on imagine, mais donc du XVIème siècle. Et Holbein est, dans cet essai, le premier des déconstructivistes, le Jacques Derrida de l’époque! Holbein serait le Raphaël allemand, idéalisant comme Léonard et rendant compte du réel comme Grünewald. Le portrait de sa femme et de ses deux enfants, qu’il réalise en 1528, donnerait à voir son mariage d’argent et les raisons de ses voyages: fuir une mégère. Et là, dans un raccourci saisissant, notre glosateur passe de l’évangile selon saint Luc (il faut haïr sa mère, sa femme, ses enfants) au Capital qui n’en exige pas moins.

Faisant preuve à son habitude d’une grande alacrité, notre auteur, Piranèse postmoderne de la pensée esthétique, à son habitude et toujours avec une joie malicieuse, use et abuse de termes tels que diégèse, adiégèse, paréidolie, onthophologie, hystérologique, humanistique, tumescence, assertif, attique, l’objet a, sub specie qualis, antanaclase, etc.

Bref, Michel Thévoz nous apprend qu’Hans Holbein, dandy cynique, était tout sauf un donneur de leçons et qu’en vrai, ce qu’il annonçait, ce n’était rien de moins que la fameuse société du spectacle dénoncée sur tous les tons par feu Guy Debord. S’il y avait vanité, c’était celle de l’image peinte, et pas de l’existence, et que pour lui, il n’y avait pas de rédemption après la vie. Voilà, c’est dit, la messe d’Holbein était une messe athée et elle était célébrée en l’honneur du temps présent.

Toutes les bourses

De surcroit, ce petit ouvrage est à la portée de toutes les bourses vu qu’il vaut à peine 7,50 euros! Et on peut accompagner son achat par l’acquisition de deux autres monographies du même auteur rééditées chez le même éditeur, l’une sur Louis Soutter, dont il est le spécialiste incontesté et l’autre sur Jean Dubuffet, dont il est le principal disciple.


«Hans Holbein. Maniérisme, anamorphose, parallaxe, postmodernité, etc.», Michel Thévoz, L’Atelier contemporain, 192 pages.

Du même auteur: «Louis Soutter ou l’écriture du désir», L’Atelier contemporain, 416 pages et «Dubuffet ou la révolution permanente», L’Atelier contemporain, 288 pages

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