Russie-Ukraine: attention à la guerre des mots!

Publié le 11 mars 2022
«Les manifestations de russophobie se multiplient en Suisse», titrent ce dimanche 6 mars plusieurs quotidiens suisses. Vraiment? Si on ne peut tirer une généralisation à partir de cas isolés, il ne fait pas de doute que depuis une semaine en Occident, être russe n’est plus tout à fait la même chose.

Sophie Perrelet, Geneviève Piron, Jil Silberstein, auteurs de l’initiative Russie-Ukraine Les voix de la société civile (voir ci-dessous)


Autour de nous en Suisse, nous entendons déjà «les Russes», «les Ukrainiens» comme si les nations étaient des équipes de football. Comme si un peuple était assimilable à son régime. Tous les Soviétiques étaient donc des staliniens? C’est faire bien peu de cas de ce qu’inflige à ses citoyens un régime de terreur. 

Il faut savoir qu’aujourd’hui en Russie, la résistance prend les formes les plus invraisemblables. La photo d’une vieille dame dans le métro de Moscou est devenue un meme: visage digne, volontaire, elle portait un foulard bleu vif et un pardessus jaune. Depuis que les médias sont fermés, certains habitants de la Fédération de Russie cherchent une nouvelle parole muette. Ce sera celle des couleurs: dans la ville, des gens portent des habits jaunes et bleus. Ostensiblement, des Russes sont devenus drapeaux ukrainiens. Le pouvoir ne l’avait pas prévu, il vient de publier une loi punissant de quinze ans de prison la diffusion de «fake news» – c’est-à-dire de toute nouvelle contredisant la version officielle des faits. Ils n’avaient pas encore pensé aux codes vestimentaires. 

Un peu partout, la guerre des mots fait rage alors que la guerre des bombes tombe et s’abat sur l’Europe de l’Est. A la stupeur de voir toute l’Ukraine attaquée militairement s’ajoute l’effroi du silence obligé en Russie.

La loi «fake news» édictée cette semaine en Russie n’est que le point d’orgue d’une nouvelle opération massive de la censure d’Etat. Les canaux de communication se ferment les uns après les autres: médias russes indépendants, médias étrangers, Facebook et Instagram… Nous ne saurons bientôt plus comment communiquer. 

Ukraine – Russie. Peut-on mettre ces deux entités sur le même plan: un Etat jeune et un Empire ancien? L’Ukraine est un pays souverain avec ses minorités, sa culture et ses spectres hérités du passé. La nature de son Etat nous est intelligible. Le pays qui vient de l’agresser n’agit pas comme une nation, mais comme un Empire. A l’intérieur de cet Empire, il existe des peuples qui se ressentent unis dans leur identité. C’est le cas, parmi bien d’autres, des Tchéchènes, des Tatares, des Yakoutes et, dans une certaine mesure, des Sibériens. Et ceci d’autant plus que ces peuples ont été déportés en masse ou réprimés au XXème siècle. Tous avaient pourtant été incités à une certaine autonomie: en 1990, alors que vacillait l’Etat Soviétique, Boris Eltsine avait bien dit aux peuples de Russie: «prenez autant de souveraineté que vous pourrez en avaler». On avait alors vu fleurir des institutions, renaître des langues, des programmes scolaires, mais encore des nationalismes anti-russes et anti-coloniaux.

Le retour en arrière est sec. Radical. Ce n’est pas là un mouvement qui date d’hier. On ne peut le dissocier du contexte géopolitique mondial des nouvelles ambitions de l’OTAN. Soit. Mais il est trop tard pour parler des fautes du passé. L’Ukraine flambe. Il faut tout faire pour sauver des vies. 

Poutine est un enfant de la guerre froide. Son rêve ultime est de gagner la guerre d’influence mondiale en tant que représentant d’une grande puissance. Mais il semble par ailleurs inspiré par Ivan le Terrible et par Staline – tous deux atteints d’une folie paranoïaque incarnée dans une police politique basée sur la terreur. La société, il la rêve sur le mode pyramidal, en tyran oriental. 

L’histoire actuelle est écrite par un homme du passé, au visage tourné en arrière. Or il est important de le comprendre: la société civile russe, de même que les peuples animés par leurs propres objectifs à l’intérieur de l’Empire, existent cependant et se sont développés pendant les vingt premières années qui ont suivi l’écroulement de l’URSS. La tension n’a cessé d’exister entre ces élans centrifuges des régions et la force centripète du pouvoir central qui craint, plus que tout, la perte de sa puissance coloniale. L’Ukraine n’est ni l’Afghanistan, ni la Tchétchénie, mais la terreur flotte dans les airs et les bombes, projetées d’en haut, pourraient bien – elles – ne pas faire la différence. 

Pendant ce temps, à l’image de la vielle dame du métro de Moscou, bien d’autres membres de la société civile osent se parer de jaune et de bleu.


L’initiative Russie-Ukraine – Les voix de la société civile

Fondée aux lendemains de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, «Russie-Ukraine – Les voix de la société civile» se présente comme une tribune offerte à des individus et à des groupes vivant tant en Ukraine qu’en Russie. Nous la mettons en place en sorte de constituer un canal d’information direct en soutien à la population civile.

Malgré l’ampleur de l’émotion et l’unité de la réponse occidentale, cette nouvelle guerre a déjà produit en Europe une fracture irréparable. Elle réveille les monstres du passé, le souvenir des tragédies mondiales et de la guerre froide, et annonce l’irruption sur notre territoire d’un conflit moderne menaçant d’emporter des populations dans la spirale des destructions massives. 

Des deux côtés de l’Europe, le risque est grand que des formes d’impuissance, d’usure, d’indifférence, ainsi que des conflits sociaux découlant des déséquilibres économiques, succèdent à la mobilisation et à la stupeur. Or, notre époque a aussi inventé des instruments qui permettent aux individus et à la société civile d’échanger. De se rassembler. De s’opposer aux méthodes de la violence d’Etat. Depuis des années, dans la société post-soviétique, des mouvements civiques très engagés et des réseaux sociaux de grande ampleur se sont développés – se heurtant en cela toujours plus à un pouvoir déterminé à démanteler circuits d’information, médias indépendants et réseaux sociaux. C’est donc pour maintenir et alimenter ces courants de résistance que nous créons aujourd’hui cette tribune.

Sur cette plateforme, des témoignages d’individus ordinaires et de membres d’associations seront traduits du russe et de l’ukrainien, édités sous forme de chroniques, publiés sur différents supports – blog, rubriques de quotidiens, réseaux sociaux – et diffusés largement dans le monde francophone.

En faisant circuler ces filets de voix qui nous parviennent de sous une chape brutalement retombée sur l’Est de l’Europe, en permettant à la parole humaine de circuler par-dessus les frontières, nous entendons fermement nous unir dans un commun refus des logiques de division («ex-blocs», oppositions nationales). 

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