Le cas Julian Assange: quand le pouvoir érode le droit

Publié le 7 janvier 2022
A la date même de la Journée des droits de l'homme, le 10 décembre dernier, une instance d'appel de la Haute Cour de justice de Londres a statué que Julian Assange pouvait être extradé vers les Etats-Unis. Lecture juridique par Ludwig A. Minelli, avocat et secrétaire général de la Société suisse pour la Convention européenne des droits de l’homme.

Ludwig A. Minelli dans Infosperber, traduit par BPLT


La Haute Cour de Londres annule ainsi un jugement de l’instance inférieure. Celle-ci avait refusé une extradition, d’une part en raison de l’état de santé de Julian Assange, mais aussi parce que les conditions de détention qui l’attendaient aux Etats-Unis devaient être qualifiées d’inhumaines du point de vue du droit européen. Le Royaume-Uni poursuit ainsi l’une des plus graves violations des droits de l’homme auxquelles les Etats occidentaux aient jamais participé. Et l’on ne s’étonnerait pas non plus que la Grande-Bretagne, en extradant rapidement Assange vers les Etats-Unis, sape la protection des droits de l’homme garantie par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), à laquelle le Royaume-Uni est également lié. Car lorsque des intérêts étatiques colossaux sont menacés — l’histoire le montre régulièrement — le droit a du mal à s’imposer. Il s’érode.

Le 12 juillet 2007, deux hélicoptères de l’armée américaine tournent au-dessus de Bagdad. En bas, dans la rue, une vingtaine d’hommes, répartis en plusieurs petits groupes, se tiennent tranquillement les uns à côté des autres. Ils sont habillés en civil et ne portent pas d’armes. Les soldats américains à bord des hélicoptères pensent toutefois avoir repéré des combattants. Plusieurs salves de leurs canons embarqués de 20mm abattent les hommes au sol. D’autres sont blessés. Parmi les morts se trouvent deux photographes qui couvraient l’Irak pour l’agence de presse Reuters. Quelque temps plus tard, on tente d’évacuer des blessés dans un minibus et de les conduire à l’hôpital. Mais depuis les hélicoptères, ces volontaires sont également fauchés et le bus est détruit.

Ces scènes, filmées par les caméras embarquées des hélicoptères, ont été présentées par l’Australien Julian Assange le 5 avril 2010 au National Press Club de Washington, les rendant ainsi accessibles au grand public. Les images, bien entendu strictement confidentielles sur le plan militaire, étaient parvenues, par un biais inconnu, à la plateforme de divulgation Wikileaks fondée par Assange. Il est fort probable que des informateurs au sein de l’administration américaine aient communiqué ces enregistrements à Wikileaks.

La plateforme met à la disposition de tous ceux qui souhaitent publier ce type d’informations explosives un dispositif spécial de transmission des données, qui anonymise leur expéditeur. C’est de cette manière que les lanceurs d’alerte peuvent mettre en lumière des renseignements confidentiels mais d’intérêt public. 

Les enregistrements ont donc montré une série de crimes de guerre abominables, froidement commis par des équipages d’hélicoptères de combat. Selon le droit international de la guerre, il aurait été nécessaire que le gouvernement américain ordonne, au minimum, une enquête sur ces événements par un tribunal compétent. Mais jusqu’à ce jour, cela n’a pas été fait. Depuis, Julian Assange — qui n’a pas volé ces images à une agence gouvernementale, mais les a simplement publiées — est la proie d’un impitoyable harcèlement, auquel participent les gouvernements des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Suède et, depuis quelque temps, de l’Equateur. 

L’avocat suisse Nils Melzer, professeur de droit international qui enseigne à Glasgow et à Genève, a été nommé en 2016 rapporteur spécial sur la torture par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Melzer a publié en avril dernier Der Fall Julian Assange – Geschichte einer Verfolgung («Le cas Julian Assange – Histoire d’une persécution») aux éditions Piper. Il y expose dans les moindres détails le jeu pathétique auquel se sont livrés non seulement les gouvernements, mais aussi la justice, notamment de Grande-Bretagne et de Suède, dans cette affaire: ces dernières ont participé à cette persécution dans un acte de vassalité absolue au gouvernement des Etats-Unis.

Ce livre courageux, paru aussi simultanément en anglais et en suédois, se lit comme un thriller. Mais il donnera le frisson à quiconque a confiance, un tant soit peu, en l’Etat de droit. Comment de telles félonies judiciaires sont-elles possibles dans les Etats de cet Occident démocratique tant vanté? Comment les gouvernements parviennent-ils à tordre le bras à cette justice réputée si indépendante et vertueuse? Et pourquoi les médias des Etats concernés, censés être le «quatrième pouvoir», celui qui devrait exercer son contrôle sur les gouvernements, ne crient-ils pas au scandale?

Fait étonnant, la Grande-Bretagne et la Suède sont accusées d’avoir eu recours à la torture dans un rapport indépendant de l’ONU, mais les autres démocraties européennes, Suisse comprise, restent muettes à ce sujet. Ont-elles conscience que dans ce cas, le silence vaut approbation?

L’objectif du comportement criminel de la Suède, de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de l’Equateur, ainsi que des gouvernements aphones, est sans aucun doute la dissuasion: quiconque oserait à nouveau révéler leurs secrets les plus inavouables et les plus sombres doit savoir quel sort regrettable lui sera réservé. Là où un pouvoir, qui a définitivement prouvé qu’il était mauvais, se sent menacé, plus aucun droit n’a cours, et donc plus aucune convention des droits de l’homme ni aucun droit international. Ne reste que le pouvoir, nu. 

Ainsi, les hommes et les femmes d’Etat occidentaux en visite en Chine ne sont plus que de simples hypocrites des droits de l’homme dans leurs entretiens avec les politiciens locaux. Comment le président chinois à vie, Xi Jinping, peut-il prendre au sérieux les reproches concernant l’enfermement de millions de Ouïghours et la violation des droits de l’homme qui en découle, par exemple les déclarations d’Ignazio Cassis, alors qu’il sait que la Suisse ne s’est jusqu’à présent exprimée ni à Londres ni à Stockholm, et encore moins à Washington, pour dénoncer la violation de la CEDH dans le traitement de Julian Assange? Comment l’Occident démocratique peut-il encore critiquer les évolutions totalitaires en Hongrie ou en Pologne? 

Ces représentations diplomatiques, en Chine notamment, sont désormais entendues sur le même ton nonchalant qu’elles sont formulées: ce sont des articulations populistes, nécessaires pour l’opinion occidentale, mais prises au sérieux par personne. Du babillage diplomatique, une coupe de champagne à la main, pour que les gazettes nationales puissent annoncer que leur ministre des Affaires étrangères a bien dit une fois de plus aux vilains qu’ils sont vilains. La mise en scène est un exercice obligatoire dans les coulisses diplomatiques, «ne vous fâchez pas, nous ne sommes pas sérieux». Ce ne sont donc pas les paroles, mais les actes, et surtout en l’occurence l’absence d’actes, qui doivent guider notre jugement sur nos représentants.

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