Facebook veut le bonheur, et l’argent du bonheur

Publié le 3 décembre 2017

Le Web affectif: une économie numérique des émotions. – © Alloing C., Pierre J/INA Editions, CC BY-SA

Le 1er novembre, l’entreprise Facebook a publié les résultats trimestriels de son activité économique. Comme chaque trimestre, un nouveau record est battu: 10 milliards de chiffre d’affaires en un seul trimestre; rien qu’en publicité!


Camille Alloing, Université de Poitiers et Julien Pierre, Audencia Business School


Ce genre de publication s’adresse principalement aux investisseurs, il s’accompagne d’ailleurs d’un temps d’échange entre le directoire de l’entreprise et les représentants de grands établissements financiers.

Le but est de rassurer les actionnaires, avec moult précautions d’usage. Et de présenter les axes de rentabilité pour les périodes à venir. Ainsi, les dirigeants de Facebook doivent faire face aux problèmes de manipulation par des acteurs étrangers, et annoncent des investissements conséquents en ce sens. Puis répètent la feuille de route déjà engagée et amorcée pour les années à venir: élargir la base client (avec des projets comme Internet.org ou Aquila), offrir des expériences enrichies par la vidéo ou la réalité virtuelle et proposer des publicités mieux ciblées (par le recours à des intelligences artificielles).

En fait la stratégie première de Facebook et sa réaction aux «fake news» vont dans le même sens: il s’agit de cadrer la manière dont les publications peuvent affecter les usagers, et par ricochet les résultats économiques.

Dans «Le Web affectif: une économie numérique des émotions», l’ouvrage que nous venons de publier chez INA Editions, nous parlons à ce sujet de stratégie affective, décomposée en cinq strates de circulation des affects.


Les cinq strates de circulation des affects sur Facebook.
Nous présentons ici uniquement la strate économique telle qu’elle est déployée par Facebook. Mais tout d’abord…

La minute Spinoza

Qu’est-ce qu’un affect? C’est ce qui a un effet sur. L’affectivité désigne ainsi la capacité pour une entité d’en affecter une autre, ou d’être affectée par elle. Une entité peut être un individu, les messages qu’il a produits, un agent au sein d’une organisation (comme le community manager d’une marque), ou un objet technique (comme le smartphone).

Un sourire peut nous affecter, quelques notes de musique, une pensée, un objet dans lequel on a investi des souvenirs, et dans lequel son concepteur – artiste ou designer – a engagé de l’affectivité. L’affect produit, et est le produit, des émotions.

Si un affect transforme notre état émotionnel, il peut aussi transformer nos certitudes, voire nos connaissances. Et in fine nos actions. Mais pour qu’un phénomène produise un effet, il doit circuler. C’est cette circulation des affects qui va nous intéresser en tant que chercheurs en sciences de l’information et de la communication: non seulement nous nous attachons à analyser cette circulation – et les stratégies affectives qui la permettent, mais nous cherchons également à en souligner les enjeux.

Car en effet celui qui a la possibilité d’affecter les autres détient sur eux un véritable pouvoir. Plus encore celui qui permet la circulation des affects: dans le cas qui nous intéresse, Facebook.

Le philosophe Baruch Spinoza prend cette anecdote pour expliquer en quoi consiste les affects, anecdote reprise ensuite par Gilles Deleuze: le philosophe est dans la rue, en train de marcher, quand il croise Pierre, puis Paul. Pierre lui est désagréable et il le trouve antipathique, tandis que Paul lui est sympathique. Lorsqu’il voit Pierre, il est affecté de tristesse; lorsqu’il voit Paul, il est affecté de joie. Le comportement qu’il aura avec l’un ne sera pas le même que celui qu’il aura avec l’autre. Son agir (Spinoza parle de «puissance d’agir», ou «force d’exister») ne sera pas le même et connaîtra des variations. Pierre et Paul font varier la puissance d’agir de Spinoza, ils ont un pouvoir sur lui.

Il n’est pas question de savoir si l’on circule plus ou moins dans la rue à l’époque de Spinoza comme à la nôtre, mais une chose est sûre: on circule énormément sur le web aujourd’hui. Or les piétons que nous croisons – dans une rue nommée Newsfeed – arrivent dans un ordre défini par des algorithmes. Selon une série d’équations complètement opaques, mais dont l’objectif est de faire varier au maximum notre puissance d’agir. Et tant qu’à faire, puisque c’est le credo du fondateur, nous affecter de joie.

Une stratégie affective?

Pour faciliter la circulation des affects, l’entreprise Facebook déploie des ressources considérables, à la hauteur de ces recettes.

Répartition des charges par rapport aux revenus.
Données financières publiées par Facebook, agrégées sur un tableau Google Drive.

Sur son revenu net d’exploitation trimestrielle (net income, bleu clair) s’élevant à 4 707 millions de dollars :

  • 22,4 % est consacré au marketing (violet): accompagnement des annonceurs (démarchage, opérations spéciales, formations et e-formation) et consolidation des équipes. Sheryl Sandberg (directrice de l’exploitation) annonce par exemple qu’il y a 6 millions d’annonceurs sur Facebook, principalement des PME, avec une belle croissance en Europe. Ainsi la demande augmente (et va encore plus augmenter: il y a 65 millions d’entreprises sur Facebook), le nombre d’espaces d’affichage augmente (2 milliards d’utilisateurs), la qualité du profil de ces utilisateurs augmente, à hauteur des données affectives qu’ils saisissent. Au final, le prix moyen d’une publicité sur Facebook a augmenté de 33%, déclare le directeur financier, estimant d’ailleurs que cette croissance va se confirmer.

  • 27,8 % part en moyens généraux (cost of revenue), ventilés entre l’achat de matériels (serveurs), la construction de nouveaux datacenters et l’emploi de certaines ressources humaines spécifiques. Pour modérer les contenus en circulation, l’entreprise va employer 10’000 personnes de plus (via des prestataires), qui viendront se rajouter aux 23’000 salariés actuels.

  • 39,4 % est investi en recherche et développement (rouge). Ces investissements portent sur du matériel informatique (dédié au machine learning), de la recherche (divers programmes de soutien) et du recrutement de chercheurs.

Prenons l’exemple du développement de Facebook Reactions et voyons comment il se retrouve dans ces chiffres, et cette stratégie. La conception de ces émoticônes repose sur des brevets. Des experts en psychologie sociale ont été interrogés, relayant en interne le paradigme des émotions universelles.

Facebook Reactions.

Cela a ensuite nécessité le recrutement de designers renommés capables de mettre en œuvre des approches empathiques avec des panels d’utilisateurs. Ces panels sont devenus de plus en plus conséquents: d’une poignée d’individus dans les locaux de Menlo Park à des pays entiers avant le déploiement international.

Au final, Facebook achète de l’empathie à travers la compétence des designers qu’elle recrute et des experts qu’elle sollicite. Elle valorise cette compétence dans son activité de développement des produits. L’empathie se retrouve au cœur de sa proposition de valeur: les «Reactions» permettraient en effet de mieux saisir comment les individus sont affectés par une publication. Enfin, la plateforme vend cette empathie aux annonceurs qui, bien avant le lancement officiel, étaient informés par le département marketing du bénéfice de cette nouvelle fonctionnalité. Ces nouvelles métriques aussitôt mises en ligne, les revues et agences de marketing ont aligné leurs stratégies, leurs conseils, leurs tableaux de bord.

Si l’on regarde du côté des données, les «Reactions» sont encodées dans la base de Facebook, et elles apparaissent dans les statistiques de publication et d’engagement. Mais elles ne sont pas exploitées dans le formulaire de sélection des audiences pour les formats publicitaires, et elles n’affectent pas la diffusion des publicités.

Même si ce sont des réactions émotionnelles qui sont modélisées et représentées sous forme d’icône, peu importe l’émotion vécue: l’essentiel pour Facebook est d’inciter les usagers à signaler ce par quoi ils sont affectés, et ce faisant pour la plateforme de chercher à les affecter plus encore.

Attirer les affects, affecter l’attention

Quelques designers, employés par les sites et applications dominants du marché, ont fait état des dérives de leur travail, remettant en question l’emprise de leurs outils sur l’attention de leurs utilisateurs (lire Tristan Harris, Justin Rosenstein).

«Nous avons besoin de nos smartphones, des écrans de notifications et des navigateurs web pour renforcer nos esprits et nos relations interpersonnelles qui mettent en avant nos valeurs, pas nos impulsions».

Yves Citton, dans un texte particulièrement éclairant sur la question, rappelle que «les voies frayées par les affects tendent à focaliser notre attention vers des objets qui varieront en fonction de la nature de la réaction affective, avec ici encore des effets de renforcements circulaires » entre ressources attentionnelles, charges émotionnelles et puissance d’agir. Il invite ainsi à «re-router nos frayages affectifs».

L’éthique du design de l’attention, que certains appellent de leurs vœux, est aussi une éthique du design de nos affects: comprendre leur circulation, et les stratégies visant à potentialiser cette circulation des affects, est un enjeu majeur aujourd’hui. Gilles Deleuze s’étonnait ainsi que «les gens qui ont le pouvoir, dans n’importe quel domaine, aient besoin de nous affecter d’une manière triste. Inspirer des passions tristes est nécessaire à l’exercice du pouvoir». Faut-il s’étonner, se rassurer ou bien s’inquiéter, si dorénavant l’exercice du pouvoir en passe par des passions joyeuses, comme voudrait nous le faire croire Facebook?

The ConversationCela est-il vrai, d’ailleurs: cette injonction au bonheur, que nul ne saurait refuser, ne risque-t-elle pas de conduire à un syndrome d’épuisement émotionnel? Auquel cas l’assertion de Gilles Deleuze pourrait bien se confirmer.


Camille Alloing, Associate professor, Université de Poitiers and Julien Pierre, Enseignant-chercheur à Audencia Business School, Audencia Business School

L’article original  sur The Conversation France.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
Culture

Des nouvelles de la fusion de «Bon pour la tête» avec «Antithèse»

Le nouveau site sera opérationnel au début du mois d’octobre. Voici quelques explications pour nos abonnés, notamment concernant le prix de l’abonnement qui pour eux ne changera pas.

Bon pour la tête
EconomieAccès libre

Comment la famille Trump s’enrichit de manière éhontée

Les deux fils du président américain viennent de créer une entreprise destinée à être introduite en bourse afin de profiter de subventions et de contrats publics de la part du gouvernement fédéral dirigé par leur père.

Urs P. Gasche
Politique

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet