Un virologue de renommée mondiale demande l’arrêt de la recherche

Publié le 21 avril 2023
«La grande pandémie arrive», craint Robert Redfield, l'ancien directeur de la CDC, principale agence fédérale des Etats-Unis en matière de protection de la santé publique. Il demande un moratoire sur la recherche sur le «gain de fonction».

Martina Frei, publié sur Infosperber le 11 avril 2023, traduit par Bon Pour La Tête


«La réponse la plus probable à la question de l’origine du coronavirus est: « la science a provoqué cette pandémie »». C’est ce qu’a déclaré récemment le virologue Robert Redfield dans une interview vidéo sur la chaîne américaine The Hill. Redfield a dirigé jusqu’en janvier 2021 l’autorité sanitaire américaine Centers for Disease Control and Prevention (CDC) et a été membre de la taskforce américaine sur le coronavirus.

Depuis plus de trois ans, la question se pose de savoir si la recherche dite «gain de fonction» (GOF), qui consiste à rendre délibérément les virus plus dangereux, a conduit à la pandémie de coronavirus. Redfield estime que cette hypothèse est beaucoup plus plausible que celle d’un virus qui serait passé des animaux aux hommes. Même le nouveau directeur scientifique de l’OMS, Jeremy Farrar, estimait encore fin janvier 2020 que la probabilité que le Sars-CoV-2 ait échappé à un laboratoire était grande (au moins 50-50). D’autres scientifiques craignaient même à l’époque que l’origine du laboratoire soit la plus probable (70-30). Lors d’une vidéoconférence convoquée à la hâte, ils ont échangé leurs points de vue avec Anthony Fauci et Francis Collins au début de la pandémie. Collins était directeur des National Institutes of Health (NIH) jusqu’à fin 2021. Fauci dirigeait un grand institut appelé NIAID (National Institute for Allergies and Infectious Diseases). Les Etats-Unis, Collins et Fauci (mais aussi l’Union européenne) ont soutenu financièrement la recherche sur le gain de fonction à Wuhan et ailleurs.

Le simple fait que des scientifiques de ce calibre aient considéré comme possible que le Sars-CoV-2 soit un produit de laboratoire ou qu’il ait été libéré par un accident de laboratoire aurait dû conduire à un débat public sur la question de savoir si de telles recherches doivent continuer à avoir lieu. C’est ce qu’a récemment souligné l’éditorialiste David Wallace-Wells dans le New York Times. Mais au lieu de lancer cette discussion, d’autres scientifiques de haut niveau ont dépensé leur énergie à discréditer l’hypothèse du laboratoire et à orienter le débat médiatique vers la théorie de l’«origine naturelle».

Des chercheurs en conflit d’intérêts

Dans des e-mails désormais connus, Francis Collins écrivait par exemple que l’hypothèse de l’origine en laboratoire pourrait potentiellement nuire gravement à la science et à l’harmonie internationale. Les chercheurs qui font carrière grâce à la recherche sur le gain de fonction craignent sans doute la même chose. 

«Il suffit d’un mort pour que le programme de recherche soit fermé et que je sois mis à la porte», aurait dit un jour le directeur d’un institut de recherche australien. C’est ce qu’a rapporté le microbiologiste de renommée mondiale Simon Wain-Hobson sur The Microbiologist.
S’il s’avérait clairement que le Sars-CoV-2 n’est pas un virus d’origine naturelle, la communauté mondiale de la recherche sur le gain de fonction devrait par conséquent s’attendre à de grandes difficultés.

Le virologue néerlandais Ron Fouchier en sait quelque chose. En 2011, ses recherches ont suscité un grand émoi. Fouchier a créé – selon ses propres termes – «probablement l’un des virus les plus dangereux qui soit: un virus H5N1 de la grippe aviaire, transmissible par voie aérienne de furet à furet. Les virus de la grippe qui se propagent parmi les furets se transmettent généralement aussi d’homme à homme. Si ces nouveaux virus étaient un jour libérés, ils pourraient provoquer une pandémie chez les humains, a expliqué Wain-Hobson dans le Bulletin of the Atomic Scientists. Les expériences de Fouchier ont donc suscité des discussions dans le monde entier et ont été temporairement interrompues.

Barack Obama avait décrété un moratoire

L’ancien président américain Barack Obama a ensuite décrété un moratoire sur la recherche sur le gain de fonction, une décision motivée par plusieurs accidents de laboratoire. En 2014, le New York Times rapportait par exemple que des virus mortels de la grippe aviaire avaient été envoyés par erreur d’un laboratoire à un autre.

Fouchier, en revanche, considérait que les risques potentiels de la recherche gain de fonction étaient faibles. On a appris entre-temps que Fouchier avait participé en arrière-plan, au début de la pandémie, au fait que les médias ont longtemps rejeté l’hypothèse du laboratoire comme improbable dans le cas du Sars-CoV-2. Deux lettres de lecteurs publiées dans les revues spécialisées Nature Medicine et The Lancet y ont largement contribué. Dans The Lancet, le nouveau directeur scientifique de l’OMS, Jeremy Farrar, le virologue allemand Christian Drosten et d’autres scientifiques ont écrit le 19 février 2020 qu’ils condamnaient fermement les théories du complot selon lesquelles le Sars-CoV-2 n’aurait aucune origine naturelle. Ils ont déclaré qu’ils n’avaient pas de conflits d’intérêts.

Un débat public étouffé

Le langage univoque des deux lettres de lecteurs «semble avoir étouffé le débat sur l’origine du virus pandémique», a estimé David Wallace-Wells dans le New York Times, qui s’interrogeait: «N’aurait-il pas été préférable de réagir même à une petite probabilité d’origine de laboratoire, en disant simplement: « faisons tout ce que nous pouvons pour nous assurer que cela ne se produira pas à l’avenir? » Ou au moins faire tout ce qui est en notre pouvoir en matière de surveillance et de réglementation, afin que la prochaine fois nous sachions vraiment ce qu’il en est?»

Mais la question de savoir si une telle recherche est d’intérêt public est restée absente du débat médiatique. Pourtant, la question se pose toujours de savoir si la recherche gain de fonction a été à l’origine de la crise, avec les conséquences que l’on connaît.

David Wallace-Wells cite quelques chiffres: depuis 2010, le nombre de laboratoires de haute sécurité (BSL-4) a plus que doublé dans le monde. Il n’existe aucune vue d’ensemble officielle, et encore moins de supervision, de ces laboratoires. S’y ajoutent un nombre incertain de BSL-2 et un nombre estimé de 1’500 laboratoires BSL-3, dans lesquels un travail «potentiellement dangereux» pourrait également être effectué (même si nombre d’entre eux serviraient simplement de laboratoires hospitaliers ou à des fins civiles similaires). Il existe encore les laboratoires dits BSL-3+ qui, selon un scientifique critique, «ne sont presque pas réglementés». De nombreux pays n’auraient pratiquement «aucune vue d’ensemble» sur ce qui y est entrepris.

La recherche sur le gain de fonction est notamment justifiée par le fait que la science peut ainsi mieux prédire les évolutions futures des virus et développer des vaccins ou des médicaments contre ceux-ci. Or, les virus de la grippe aviaire qui sévissent actuellement semblent jusqu’à présent se développer différemment de ce que les chercheurs avaient prévu, écrit Wallace-Wells. Les scientifiques ont également été surpris, comme on le sait, par le variante omicron du Sars-CoV-2.

Simon Wain-Hobson est convaincu que la recherche sur le gain de fonction ne pourra jamais tenir sa promesse de prédire la prochaine pandémie de grippe et qu’elle fera du monde un endroit plus dangereux. «Il est impossible de prédire une souche virale pandémique – ce qui rend caduque l’utilité [de la recherche sur le gain de fonction – ndlr]», a argumenté le professeur émérite à l’Institut Pasteur de Paris en novembre 2022 sur the-microbiologist.com. «Nous ne pourrons jamais déterminer ce dont ces virus fabriqués artificiellement sont capables, car les modèles animaux ont une valeur prédictive limitée pour les infections humaines et il n’est pas question d’infecter expérimentalement des humains avec de tels virus. Malgré cela, la virologie gain de fonction est en train de gagner du terrain», affirme Wain-Hobson.

Selon ce dernier, cette recherche ne concerne pas seulement les virus qui tuent les gens les uns après les autres. Il s’agit aussi de virus qui pourraient par exemple s’attaquer à des cultures, comme celle, cruciale, des plants de riz. «Nous avons besoin de toute urgence d’une discussion beaucoup plus ouverte avant le prochain accident inévitable», exige Wain-Hobson, et il n’est pas le seul à le dire.

Redfield dessine un scénario catastrophe

L’ancien directeur du CDC Robert Redfield se prononce même quant à lui pour un moratoire sur la recherche sur le gain de fonction et pense que «la grande pandémie est devant nous». Dans une interview accordée à The Hill, il a dessiné le scénario effrayant d’une prochaine pandémie de grippe aviaire. Selon Redfield, cette prochaine pandémie ne sera pas déclenchée par le passage du virus de l’animal à l’homme, mais par la recherche sur le gain de fonction ou par un bioterrorisme intentionnel. Il faut un débat public pour savoir si la recherche sur le gain de fonction est souhaitée par la population et, dans l’affirmative, comment elle pourrait avoir lieu de manière sûre et responsable. Mais cette discussion n’a pas cours dans le grand public, même après plus de trois ans d’interrogations sur l’origine du Sars-CoV-2.

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