Sénégal: des Africains se mobilisent contre les dangers de l’émigration clandestine

Publié le 23 novembre 2018

En 2017, 3000 Sénégalais ont été rapatriés par l’OIM, le plus souvent au départ de la Libye.
– © 2018 Bon pour la tête / Yves Magat

«C’est la perte de mon fils unique en mer qui m’a rendue sensible à la question de l’émigration irrégulière. Je ne veux pas que cette expérience arrive à d’autres femmes». Yayi Bayam Diouf est une Sénégalaise débordante d’énergie mais elle garde sur son visage la douleur ressentie lorsqu’en 2006 son fils de 27 ans, Alioune, disparaît avec 80 autres migrants en tentant la traversée vers les îles espagnoles des Canaries. Après cette tragédie, elle décide de créer le Collectif des femmes pour la lutte contre l’émigration clandestine (COFLEC). Avec une énergie et un charisme impressionnants, Yayi Bayam Diouf agit d’abord au niveau de son village de Thiaroye-sur-Mer près de Dakar puis dans tout le Sénégal. Ses deux objectifs: formation et information. Son action lui a valu l’an dernier la médaille d’or du Crans Montana Forum.

Yayi Bayam Diouf: «Il y a beaucoup d’opportunités pour pouvoir rester au pays.» © 2018 Bon pour la tête / Yves Magat

«Maman Yayi» me reçoit dans une cour transformée en lieu de formation pour une vingtaine de femmes toutes impeccablement équipées d’une blouse bleu foncé et d’une sorte de capuchon de la même couleur. Je pense d’abord à une formation de personnel de santé mais je découvre vite qu’il s’agit d’un atelier pour apprendre le séchage du poisson et des fruits de mer. Sur de grandes tables, des caisses de poissons recouverts d’un voile contre les mouches sont en phase de séchage. Le débit de Yayi Bayam Diouf en wolof s’accélère, ponctué de signes d’approbation des stagiaires. Elle-même est une spécialiste en la matière. «Aujourd’hui, me dit-elle, c’est une formation de femmes pour la transformation de produits halieutiques. Si les mamans ont un meilleur revenu, leurs fils seront moins incités à émigrer.»

Formation au séchage des poissons. © 2018 Bon pour la tête / Yves Magat

Une des participantes confirme: «Lorsqu’un jeune homme se lève le matin pour déjeuner et doit demander de l’argent à sa mère en difficulté, il finit par prendre la pirogue pour l’Europe.» Yayi Bayam Diouf ne se fait guère d’illusions sur l’aide des pouvoirs publics et préfère agir à la base: «Former les femmes c’est normalement le rôle de l’état. Mais il faut que je fasse d’abord quelque chose moi-même comme citoyenne respectée et responsable avant d’interpeller l’état. Si on reste du 1er janvier au 31 décembre à regarder ce que fait le gouvernement on n’arrivera pas à s’en sortir».

«Si les moyens que l’Union européenne a mis dans Frontex allaient à des programmes de développement et des centres de formation, les jeunes pourraient rester au pays.» 

Et Yayi Bayam Diouf applique aussi son crédo aux jeunes directement concernés. Elle organise des réunions et cherche à leur redonner confiance: «Ils sont l’avenir parce que nous sommes un pays très jeune qui doit être construit par cette jeunesse avec l’aide de nos ressources naturelles. S’ils ont accès à de la formation et de l’information ils comprendront qu’il y a beaucoup d’opportunités pour pouvoir rester au pays et vivre dignement.»

Le Sénégal est un pays très jeune. © 2018 Bon pour la tête / Yves Magat

«Mais on a un problème avec l’Union européenne, ajoute Yayi Bayam Diouf, avec cette police Frontex1 , qui vient ici mettre des milliards pour dire: ‘Ne bougez pas!’ L’homme est né libre. Il doit circuler librement. Je ne dis pas que tout le monde doit aller en Europe mais je demande à l’Union Européenne de construire des ponts et non des murs pour qu’ensemble on puisse se voir, se parler et communiquer sur ces questions de migration.» Yayi Bayam Diouf finit presque par s’emporter: «Si les moyens que l’Union européenne a mis dans Frontex allaient à des programmes de développement et des centres de formation, les jeunes pourraient rester au pays.»

Le rêve de l’Eldorado européen

Dans ses actions de sensibilisation, Yayi Bayam Diouf s’efforce aussi de démonter le rêve qui hante tellement de jeunes Africains: «On nous a toujours fait miroiter l’Europe comme un Eldorado. On nous dit que le bien-être c’est en Europe, le high tech c’est en Europe. Moi j’y vais régulièrement. Je vois les migrants dans des casernes, douze personnes dans une chambrette, mal éclairée, humide, entassés comme des sardines. Ils font la course avec la police, et sont stressés dans le travail. J’aborde cette thématique avec les jeunes, pour qu’ils prennent confiance en eux.»

La confiance en soi, c’est aussi dans ce sens qu’agit l’ONG des Clubs Eden actifs dans toute la région de Dakar avec le soutien de Terre des Hommes (Suisse). Cette structure parascolaire regroupe près de quatre mille enfants et adolescents. Avec des activités gratuites elle agit par le renforcement scolaire, la solidarité, la participation des enfants aux décisions et la connaissance de leurs droits. «L’émigration clandestine a toujours été une de nos préoccupations», explique Abdoul Wahab Guèye, président du réseau des éducateurs de l’ONG. «Les jeunes sans emploi finissent par ne plus compter dans leur famille. Ils n’ont plus droit à la parole. C’est cette pression qui les pousse à se rebeller et dire: il faut que je réussisse. Il faut les aider à croire en eux-mêmes pour qu’ils sachent qu’ils peuvent relever le défi et qu’il est important que les Africains prennent leur destin en mains.»

Départ hors de question

De nombreux adolescents actifs dans les activités des Clubs Eden sont particulièrement brillants. Leur origine sociale est souvent très modeste. J’en rencontre plusieurs dans le quartier populaire de Guédiawaye. Ils ont entre quinze et seize ans, l’âge de beaucoup d’Africains qui prennent le dangereux chemin de l’Europe. Mais pour mes interlocuteurs, partir est hors de question. Minyan Diouf considère l’émigration illégale comme un fléau: «Je conseille plutôt aux jeunes de se contenter de ce qu’ils ont ici.» Mohamed Fadel Sall se montre plus compréhensif: «Ces jeunes quittent l’Afrique à cause de la pauvreté et le besoin de sortir du pays, de faire autre chose, de réussir leur vie et d’aider leur famille. Mais il faut que les gouvernements prennent des dispositions pour éliminer ce phénomène, ajoute-t-il. En construisant des entreprises pour que les jeunes puissent y travailler, pour qu’ils se sentent mieux dans leur pays.»

Mohamed, 15 ans: «Il faut que les gouvernements prennent des dispositions.» © 2018 Bon pour la tête / Yves Magat

Sorna Guèye, une jeune fille membre elle aussi des «experts» des Clubs Eden, est plus catégorique: «Les jeunes Africains qui risquent leur vie pour aller en Europe n’ont pas pris la bonne décision. Ils disent qu’ils n’ont pas d’avenir ici mais ce n’est pas vrai. Il y a des gens qui naissent ici, qui grandissent ici et qui réussissent leur vie ici. C’est l’objectif qui a de l’importance. S’ils n’ont pas d’objectif dans la vie ils ne peuvent rien faire. On peut rester chez nous, développer notre Afrique; c’est ça le plus important. Ayons confiance en nous: on peut le faire! »

Des paroles optimistes dans un pays où 200’000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail avec la plupart du temps un niveau d’éducation catastrophique, conséquence d’un système scolaire sénégalais en déliquescence. Mais il est vrai que si les jeunes candidats au départ reprenaient confiance en eux-mêmes et dans leurs gouvernements, ils auraient probablement moins tendance à se lancer sur la galère de l’émigration clandestine vers l’Europe.

Quelques chiffres

Selon l’OIM, 12’705 migrants sont arrivés en Europe du 1er janvier au 18 novembre 2018. Plus de 2000 seraient morts en Méditerranée pendant cette période. Sans compter ceux qui ont péri dans le désert ou dans l’enfer libyen.

En 2017, 3000 Sénégalais ont été rapatriés par l’OIM, le plus souvent au départ de la Libye.

En 2006, à l’apogée de la traversée vers les Canaries depuis la Mauritanie, 31’000 Africains sont parvenus à Tenerife sur des «cayucos», dont une moitié de Sénégalais. Pendant cette même année, 7000 migrants seraient morts sur ce trajet, dont environ 1000 Sénégalais. Cette traversée a ensuite été presque totalement abandonnée après des accords de rapatriements signés par l’Espagne avec le Sénégal, la Mauritanie et plusieurs autres pays africains. Actuellement, les exactions commises en Libye contre les migrants et le durcissement du passage entre l’Italie et la France, ont ranimé un timide flux de migrants vers l’archipels espagnol directement du Sénégal. La traversée est beaucoup plus longue que depuis la Mauritanie ou le Maroc et donc encore plus dangereuse.


1 Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes
2 Organisation internationale pour les migrations. Agence de l’ONU basée à Genève.

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