Samia Hurst: «L’équivalence n’est obtenue que si la femme fait mieux que l’homme»

Publié le 28 juin 2019

«Les stéréotypes de genre sont aussi un fardeau pour les hommes.» – © Anna Decosterd

«Samia Hurst est bioéthicienne et médecin, consultante du Conseil d’éthique clinique des Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), responsable de l’Unité d’éthique clinique du CHUV, et directrice de l’Institut Ethique, Histoire, Humanités (IEH2) à la Faculté de médecine de Genève.» Mazette, me suis-je dit in petto en préparant mon interview, rien que ça! J’espère que j’arriverai à suivre. C’était sans compter avec le sens de l’accueil, l’immense humanité et les compétences de vulgarisatrice hors pair d’une femme à la voix aussi douce qu’est forte sa détermination sans faille à s’engager pour le Bien.

Interview signée Anna Decosterd


Première question un peu bateau: étiez-vous dans la rue ce 14 juin 2019?

Oui j’y étais. J’y ai retrouvé des membres de ma famille et des amis. C’était une très belle manifestation. Dans mon équipe (au travail, ndlr), on a assuré le service minimum. Je donnais par exemple ce jour-là un cours que les étudiants en médecine ne suivent qu’une fois durant leur cursus. Un cours très important à mes yeux. Il était prévu depuis longtemps, et j’ai pris la décision de le donner quand-même. Alors je les ai avertis: je suis en grève, mais nous assurons l’essentiel et aujourd’hui, l’essentiel c’est vous. Ils m’ont très bien comprise.

Ce fameux 14 juin, vous tweetez «Bon, ben il va être temps d’épousseter les banderoles de maman et de grand-maman et de rejoindre la manif, là». Votre mère a-t-elle manifesté en 1991?

Oui, ma maman y était, mais pas moi. J’étais en période d’examens, je devais absolument me préparer, et j’ai renoncé. L’histoire se répète d’ailleurs. Cette-fois ci, c’est ma fille qui n’a pas pu venir, également pour des questions d’examens.

Dans un autre tweet, vous écrivez «Nous demandons vraiment des choses élémentaires. 6000 ans d’exploitation, et pas une pancarte demandant la moindre vraie réparation.» Quelle réparation imagineriez-vous demander?
C’est juste un exercice d’imagination. Bien sûr qu’il ne s’agit pas de demander une réparation de type matériel. Mais je constate que nous vivons dans une société qui marche à l’envers. Imaginons un instant une société dans laquelle on valoriserait plus les soins à la personne et à la nature, que la production de choses. Pas seulement moralement, mais financièrement aussi. Ce serait une société très différente, n’est-ce pas? Le travail de soin, de replenishing, que je traduirais comme un travail de renouvellement et de maintien de la vie, est un travail que l’on qualifie de féminin, essentiel à la survie de notre espèce. On sait par ailleurs que produire de plus en plus de choses n’est pas la solution aux difficultés auxquelles nous devons faire face. C’est un conflit de valeurs qui rend le travail des femmes invisible. Et c’est ce que je trouve particulièrement rageant en Suisse! Nous sommes très forts dans les domaines de maintien et de renouvellement, nous devrions être à la pointe de ces questions et valoriser le travail des femmes. Or, ce n’est pas du tout ce qui se passe. Demander un salaire égal et un travail égal ça me paraît, dans cette perspective, être un minimum syndical. Ce que nous devrions demander, c’est d’autres valeurs, une autre société.

Quels sont les obstacles qui restent à franchir pour atteindre cette société-là, selon vous?

Ces obstacles sont dans nos têtes, et c’est pour cela qu’il ne faut pas sous-estimer leur hauteur. En premier lieu, les stéréotypes sur le féminin et le masculin sont partout et ils sont pernicieux: quoi que fasse une femme, l’équivalence entre son travail et celui d’un homme n’est obtenue que si la femme fait mieux. Lorsqu’elles postulent dans la recherche scientifique par exemple, les femmes doivent présenter deux fois et demi plus de publications que les hommes pour prétendre à «l’égalité». Lorsqu’elles sont écartées, on attribuera leur échec à un manque de travail et de mérite, sans se rendre compte que c’est injuste. La notion de mérite est un sujet important. Nous vivons dans le récit du bonheur au mérite. C’est ce que j’appelle un mythe opérant. Un mythe est un récit organisateur, un moyen de créer un lien entre les choses et nous aider à comprendre le monde. Le mythe du mérite comme seul facteur de réussite n’admet pas la part dévolue à la chance.  Cela nuit à la cause des femmes. Pour qu’une personne – femme ou homme d’ailleurs – arrive à obtenir un poste socialement valorisant, le mérite seul ne suffit pas. Il y a aussi une part de chance, ce moment où les planètes sont toutes alignées et que «ça se fait». Admettre une part de chance ne signifie pas nier les efforts. Dans une société qui nie la part de chance, échouer peut devenir très destructeur et les femmes le savent. Elles «s’économisent», postulent moins, ou alors seulement si absolument toutes les conditions, toutes les preuves de leurs compétences sont réunies. Elles savent que pour elles, le pari est plus risqué, et que cela peut devenir dangereux pour leur estime d’elles-mêmes, le respect qu’elles se portent et qu’on leur porte.  Mais attention, les stéréotypes de genre sont aussi un fardeau pour les hommes. Je pense à l’un de mes professeurs en faculté de médecine qui nous a avoué, avec beaucoup d’émotion, avoir été bouleversé dans sa vision de lui-même le jour où il a découvert que le travail de médecin était un travail typiquement féminin, puisque tourné vers le soin. Ce n’est évidemment pas comme cela que le présentait la société. Cela m’a beaucoup touchée. Je voudrais que l’on soutienne davantage de modèles positifs, pour les hommes comme pour les femmes, que l’on encourage le meilleur des deux

Dans quelle lutte avez-vous envie de jeter toutes vos forces aujourd’hui?

Je pense qu’il y a urgence dans les domaines de la justice sociale et de l’environnement, et à la croisée entre ces enjeux se trouve le monde du travail. Nous devons le repenser. Les maladies liées au travail explosent. Je suis très inquiète face à la multiplication des bullshit jobs, ces emplois qui au mieux ne servent à rien, et au pire, sont nuisibles. Un nombre de personnes de plus en plus grand considère que si demain, leur travail disparaissait, le monde se porterait mieux. C’est une érosion de l’identité qui provoque des dégâts terribles, qui use intérieurement. Le travail de protection des personnes contre des forces face auxquelles elles sont démunies est insuffisant. En tant que médecin, je vois à quel point la précarité toujours plus forte du monde du travail influe sur la santé mentale. Si l’on y ajoute le mythe du bonheur au mérite, on moralise la responsabilité de la santé pour l’attribuer au seul individu. Être malade devient un échec personnel, et bien sûr, mourir de maladie, dans ce contexte, une sorte de «faute ultime» dont il faudrait excuser la victime en soulignant l’ardeur de son combat. C’est assez terrible. La moralisation de la santé est l’un de mes autres chevaux de bataille. Toutes ces questions touchent évidemment beaucoup les femmes, souvent fragilisées professionnellement. On reste donc dans le sujet.

On vous a présentée comme le «visage souriant de la bioéthique», et l’on souligne votre douceur et votre amabilité quasiment à chaque fois que vous intervenez dans les médias. Le vivez-vous comme une qualité qui vous est naturelle, ou le considérez-vous comme un signe de légère misogynie à votre égard? 

Oh, c’est vrai que ça a provoqué beaucoup de commentaires sur les réseaux cette histoire! (rires). Je crois qu’avant tout, j’ai une formation et une longue expérience dans la médecine interne. J’ai travaillé aux urgences, dans une ambulance, en gynécologie, en réhabilitation…. J’ai appris à rester calme dans presque toutes les circonstances, quel que soit le drame qui se déroulait devant mes yeux. En médecine, nous devenons souvent des marathoniens du calme, si j’ose dire. Et finalement, je me suis rendu compte que c’était une assez bonne école pour la bioéthique. J’ai bien conscience que, dès le moment où l’on transmet des messages à contre-courant, on suscite une inquiétude, un inconfort. On doit apporter une réassurance, montrer que l’on reste à l’écoute, ouvert à la discussion.

Au moment de nous quitter, Samia Hurst me montre un tableau dessiné par son fils. Une sorte de cartographie d’une ville imaginaire, avec son fleuve, ses ponts, ses parcs… «il les crée de manière organique me dit-elle. En commençant par un petit centre, qui peu à peu s’agrandit, parce qu’il y rajoute des nouveaux habitants, des envahisseurs, des accidents de parcours… » Une belle métaphore de nos existences en somme. La vie comme une ville dont Samia Hurst parcourrait les ruelles les plus étroites et les plus discrètes, pour en découvrir le sens caché et nous le raconter.

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