Rentrer dans l’image: sommes-nous tous Narcisse?

Publié le 18 avril 2018

Echo et Narcisse. John William Waterhouse (1903). – © DR

L’avènement des écrans tactiles a profondément transformé la manière de vivre le monde, surpeuplé d’images: une expérience éminemment visuelle s’est métamorphosée en affaire manuelle, mais pas seulement. Un article d'Andrea Pinotti publié dans «The Conversation».


Andrea Pinotti, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)


Pendant les vacances de Noël, j’ai sorti mon album de famille et j’ai présenté à une petite fille de cinq ans une photo de ma mère (née en 1936) prise à peu près au même âge. Je voulais lui montrer comment les jeunes filles s’habillaient et se coiffaient dans les années 40 au siècle dernier.

L’enfant a instinctivement touché la photo avec son pouce et son index, en essayant de zoomer comme s’il s’agissait d’une image visualisée sur l’écran d’un iPad ou d’un portable. Vu que rien ne se passait – l’image restait parfaitement fixe –, la petite fille n’éprouva aucun intérêt pour ma mère, sa robe et sa coiffure, et se dirigea tout de suite vers d’autres cibles beaucoup plus attractives, m’abandonnant avec mon album ouvert sur les genoux.

Une prophétie vérifiée

La prophétie prononcée par le philosophe allemand Walter Benjamin cette même année 1936 – à savoir qu’après l’invention de la photographie notre expérience de l’image serait devenue de plus en plus tactile, une véritable manipulation – devenait réalité devant mes yeux avec ces petites mains appartenant à une représentante de la «touch-screen generation».

L’avènement des écrans tactiles a profondément transformé la manière de vivre le monde, surpeuplé d’images: une expérience éminemment visuelle s’est métamorphosée en affaire manuelle.

Aujourd’hui, le développement rapide des technologies haptiques promet d’introduire prochainement à grande échelle des écrans qui offrent la possibilité d’apprécier aussi la texture matérielle des choses représentées par l’image.

Or, qu’arrivera-t-il quand on passera du toucher natif tactile au toucher natif «immersif», c’est-à-dire la capacité dès le plus jeune âge de comprendre la nécessité du toucher pour faire expérience des images?

Le casque virtuel: une réalité accessible

La diffusion des casques de réalité virtuelle est en effet de plus en plus massive. Leur prix baisse progressivement (de 800 à 600 euros pour HTC en quelques mois) et la capacité de colonisation sur d’autres supports est impressionnante: on pense ainsi à Facebook Spaces mais aussi à l’e-commerce comme pour l’Ikea Virtual Reality Kitchen Experience où l’on expérience différentes pièces de la maison ou encore à son utilisation dans divers secteurs professionnels.

             
                    Plonger avec des requins-marteaux © National Geography
         

Par exemple, la réalité virtuelle est utilisée pour aider à affronter les syndromes de stress post-traumatique chez les soldats.

Elle nous oblige ainsi à nous interroger sur les implications esthétiques, éthiques, politiques et économiques d’un dispositif qui modifiera vraisemblablement d’une façon radicale notre manière d’être au monde.

Sortir du cadre

La première caractéristique qui frappe une fois enfilé un casque, c’est le champ visuel à 360° qu’il offre: si l’expérience traditionnelle de l’image était celle d’un objet iconique encadré (un cadre de tableau, un écran du cinéma, de la télé ou de l’ordinateur), l’image du casque nous apparaît décadrée, privée de ses limites, ce qui l’amène à coïncider avec le monde qu’on perçoit.

Si le cadre nous permettait de distinguer l’espace fictif (à contempler) de l’espace réel (à utiliser), son élimination transforme l’image dans un environnement qu’on peut habiter, dans lequel on peut exprimer sa propre agentivité.

Ce qui nous amène à la deuxième caractéristique qui qualifie l’expérience avec les casques: une forte sensation de présence, d’«être-là», qui est déclenchée par ce type d’image, qui est pour cela fréquemment défini comme «environnement immersif». Or, loin de se borner à la réalité virtuelle, le désir de pénétrer dans l’image appartient à l’histoire millénaire de l’humanité, comme nous le montre le mythe de Narcisse, qui tombe amoureux de son propre reflet dans l’eau et, dans une variante de la légende, s’y plonge pour l’embrasser.

  Michelangelo Caravaggio, Narcisse, XVIᵉ siècle © Yorck Project/Wikimedia            

Selon l’hypothèse chamanique, même les peintures paléolithiques auraient servi à transformer la dure surface rocheuse des caves dans un seuil osmotique, un passage, permettant d’accéder à dimensions transcendantes.

Cela amène à questionner cette pulsion d’immersion d’un point de vue évolutionniste: est-ce que la constance de l’effort humain à pénétrer dans l’image a constitué un quelque avantage pour la survivance de l’espèce?

De Narcisse jusqu’aux casques virtuels, se déploie ainsi la longue durée d’un désir qui semble relever de notre structure anthropologique même et qui doit être exploré d’une façon généalogique. Il faudrait donc interroger les expériences immersives de la réalité virtuelle comme la dernière étape d’une histoire dont la genèse remonte à l’aube de l’humanité.

C’est ce que j’ai commencé à faire pendant mon séjour de recherche à l’Institut d’études avancées de Paris, sur un projet intitulé Hyperimage. À travers ce projet, j’essaie de combiner théorie et histoire des images, archéologie des médias et sciences cognitives pour élaborer une approche multidisciplinaire qui soit à la hauteur des défis posés par les environnements immersifs et leurs précurseurs. L’enjeu le plus complexe est ici d’explorer les techniques et les images dans leur relation intime avec la sensibilité humaine et ses modifications à travers l’histoire.

 
La force du «regard caméra» au cinéma © Arte/Youtube         

Simulation, immersion et environnements hyperréalistes

Chaque époque, selon les techniques de production iconique à chaque fois disponibles, a répondu à l’appel vibrant de l’immersion à sa propre manière, et doit être étudiée avec une approche critique, c’est-à-dire axée sur les possibilités et les limites historiquement conditionnées.

Les peintures en trompe l’œil, les panoramas, la stéréoscopie – procédé photographique permettant d’appréhender la profondeur du relief –, l’interpellation directe du spectateur, le «regard caméra», le plan subjectif, le cinéma en 3D, la multisensorialité du post-cinéma qui a recours à sièges dynamiques et stimulations tactiles et olfactives, l’incorporation du Moi dans un avatar ou dans un hologramme (on se rappelera des interventions de Jean‑Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle) ne sont que quelques-unes des stratégies qui au fil des siècles ont modulé l’affaiblissement de la barrière qui sépare l’image de la réalité.

Ces stratégies produisent un effet paradoxal, avec des images qui cherchent à se nier elles-mêmes en tant qu’images pour se présenter immédiatement (sans médiation) comme la réalité qu’elles représentent.

L’idée d’un médium qui se veut aussi immédiat, quasi constamment dans l’urgence, nécessite une approche critique pour le proche avenir qui nous attend, dans lequel nous serons vraisemblablement de plus en plus exposés aux (ou mieux immergés dans des) environnements immersifs.

The ConversationLes possibilités d’intervention sont multiples, si l’on songe au domaine de l’éducation: ainsi, s’il est intéressant d’enseigner l’histoire de l’art à l’école, on devrait aujourd’hui élargir le champ à l’histoire des images tout court (pas seulement les images artistiques), afin de sensibiliser les nouvelles générations aux potentialités et aux limites des images virtuelles.


Article original en français dans The Conversation: Rentrer dans l’image: sommes-nous tous Narcisse?

Andrea Pinotti, Professeur, arts, médias et représentations esthétiques, Université de Milan, Fellows 2017, IEA-Paris, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA).

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