Qui veut marcher sur la Lune?

Publié le 23 avril 2021
L’espace est-il devenu ringard? A quelques heures (peut-être) du décollage de Thomas Pesquet et de ses confrères américains et japonais pour la Station Spatiale Internationale, soixante ans après l'exploit de Gagarine, avons-nous encore la tête dans les étoiles?

Бога нет, «il n’y a aucun Dieu», aurait déclaré le premier homme à voler en orbite autour de la Terre, le Soviétique Youri Alexeïevitch Gagarine, il y a de cela exactement 60 ans. Pourtant apocryphe — elle ne figure nulle part dans l’enregistrement des communications entre le vaisseau Vostok et la Terre —, la formule fait florès. Elle soutient ironiquement l’athéisme d’Etat soviétique. Mais en réalité, le Dieu qui se trouvait là-haut, c’était Gagarine lui-même. En témoigne le culte qui lui sera rendu dès son atterrissage (perturbé par un incendie et une éjection), et aujourd’hui encore. Dans la Russie actuelle, le 12 avril est célébrée la Journée des Cosmonautes, rebaptisée en 2011 Journée internationale du vol spatial habité. N’en déplaise à leur aversion pour «l’opium du peuple», les Soviétiques ont fait naître fascination, rêves, désirs d’espace, ont réenchanté le monde.

Car ce sont eux, Gagarine et les autres après lui (si l’on excepte la pauvre chienne Laïka), qui sont les véritables pionniers de la conquête spatiale. A tort, dans nos démocraties de l’ancien «Ouest», ne retenons-nous que l’exploit lunaire américain. 

Le rêve d’espace n’est pas seulement hollywoodien, Neil Armstrong n’a pas le monopole de la petite phrase pour l’Humanité. 

Pas d’héritier pour Gagarine

Mais trêve de lyrisme. Comme chacun sait, la conquête spatiale n’est qu’un des terrains d’affrontement entre l’URSS et les Etats-Unis au cours des années de Guerre froide. D’ailleurs, les premières fusées et engins spatiaux soviétiques sont nés de la volonté de concevoir des lanceurs de missiles intercontinentaux (susceptibles d’atteindre les Etats-Unis) à forte charge. 

Aujourd’hui, 30 années après le démantèlement de l’URSS, que reste-t-il du rêve d’espace en Russie? Peu de choses, répondait Florian Vidal, chercheur à l’Institut français des relations internationales, au micro de France Culture la semaine dernière. Même le cosmodrome historique de Baïkonour, d’où ont décollé tous les vols habités internationaux dans la dernière décennie, ne se trouve plus sur le territoire national, mais dans la steppe kazakh. Le rêve d’espace est tombé en désuétude. Il y a d’abord un décalage générationnel: la figure de Gagarine ne représente plus grand-chose pour les jeunes générations, plus attirées par les métiers de l’électronique et du numérique. Ensuite, parce que le secteur de l’industrie spatiale est en déshérence depuis la chute de l’URSS. Sur le modèle des «villes fermées» de l’avant-1989, le secteur est aujourd’hui organisé en conglomérats et entièrement public. Vladimir Poutine, en 2000, avait décidé de rouvrir le robinet des subventions à Roscosmos, le programme national, mais le budget du spatial russe (4,5 milliards de dollars) et dix fois moins important que celui du spatial américain. Si, entre 2002 et 2011, la Russie avait le monopole des vols habités vers la Station Spatiale Internationale, via le vaisseau Soyouz, les vols habités ne rapportent pas d’argent à l’agence russe. 

Les sanctions économiques occidentales, depuis 2014, n’arrangent pas les affaires. Le spatial russe est en pleine crise identitaire, il cherche sa vision, appuie Florian Vidal. Il y a bien un projet d’envoyer une sonde vers Vénus, à l’horizon 2030, ou encore le nouveau cosmodrome de Vostochny (à l’extrême est du pays), inauguré en 2016, mais tout cela cahote, miné par un climat de corruption et un manque de moyens. 

Roscosmos est à présent à la recherche d’un partenariat avec la Chine, et a décidé de ne plus coopérer au programme lunaire de la NASA Artémis, lancé en 2019. Les vieux schémas ont la peau dure. 

On ne marche plus sur la Lune

Depuis le retour sur Terre de la mission Apollo 17, en décembre 1972, plus personne n’a posé le pied sur la Lune. Les programmes spatiaux s’orientent depuis lors vers l’exploration plus lointaine de l’univers ou de la possibilité d’approcher d’autres planètes, à commencer par Mars. Si la Lune constituait un horizon visible, un idéal à la fois tangible et symbolique, il faut reconnaître que les autres avancées dans le domaine de l’exploration spatiale ont un impact moindre auprès du grand public. 

D’un côté, on observe la multiplication des programmes spatiaux. En Chine, en Inde ou encore en Corée du Nord, le «rêve spatial», adossé à un patriotisme fort et offensif, est porteur pour les plus jeunes et reçoit en général le soutien de l’opinion. 

Aux Etats-Unis, en revanche, c’est un manque de vision politique qui cause le désintérêt du plus grand nombre. Les sommes gigantesques englouties par la NASA constituent un signal politique négatif. Le président Obama avait ainsi renoncé au programme lunaire Constellation, lancé par son prédécesseur George W. Bush, considéré comme indécent en pleine crise économique. 

Les Etats-Unis, mais aussi la Russie et d’autres Etats se concentrent surtout sur l’envoi de satellites de télécommunications, qui permettent d’assurer leur souveraineté et le contrôle, en particulier, des canaux d’information militaires. Le nouvel enjeu de l’espace, qui n’a pas vraiment de quoi faire briller des étoiles dans les yeux, c’est la militarisation. 

En lieu et place d’«objectif Lune», et d’un programme clair et compréhensible, la NASA se concentre sur l’ingénierie et la construction d’engins, avec dans l’idée que leur emploi viendra bien un jour. 

«La Lune? Pour quoi faire? Et puis, cela coûte bien trop cher», «et Mars, c’est trop loin» est en résumé l’opinion partagée par nombre d’Américains. Pas assez d’argent, pas de narratif fédérateur… C’est là qu’intervient Elon Musk. 

Millénarisme et retour sur investissement

Ce 23 avril, à 12h11, heure de Paris (à l’heure où nous écrivons ces lignes), Thomas Pesquet, 43 ans, entamera son deuxième séjour dans la Station Spatiale Internationale. Durant la seconde partie de sa mission, il en sera même le commandant, et le premier Français à occuper cette fonction. 

Cocorico? Plutôt. 

L’astronaute est une véritable star. Avec près d’un million d’abonnés sur ses réseaux sociaux, il suscite les mêmes interrogations intrusives (sur son salaire, sur sa vie privée) que n’importe quelle autre vedette. Avec ses clichés de la Terre vue d’en haut, son discours très positif et humble, Thomas Pesquet incarne une nouvelle forme de rêve, certes pas à la hauteur de la fanfare organisée autour de Gagarine, mais tout de même, qui connaissait avant lui le nom d’un, une ou plusieurs astronautes en exercice? 

Et ce qui ajoute du piquant et de l’attrait, c’est le véhicule emprunté par «Thomas» et ses collègues: la capsule Crew Dragon de SpaceX, l’entreprise développée par le milliardaire Elon Musk, premier acteur privé à œuvrer dans le spatial et prestataire de la NASA. 

Lancée en 2002 alors que Musk se disait désolé par le «manque d’ambition» de l’agence américaine, SpaceX est rapidement devenue très populaire, voire mythique. Sa communication, qui repose presque entièrement sur les provocations et dérapages contrôlés de l’homme d’affaires, fournit à un secteur qui en manquait cruellement une vision, un projet à moyen terme, des objectifs. «Rendre Mars possible, accessible, de notre vivant» est l’un de ses buts affichés. 

Tout un décorum concourt à rendre l’entreprise (et donc l’espace) glamour, depuis le design des lanceurs jusqu’aux combinaisons noires et blanches des astronautes. 

«Elon Musk nous raconte une histoire», ce qui ne se voyait plus dans le spatial depuis des années, souligne Arnaud Saint-Martin, chercheur au CNRS en histoire des sciences et techniques, et il séduit les jeunes. Cette histoire, d’un millénarisme inspiré, dit en substance que, l’homme étant en train de détruire la Terre, et le processus étant irréversible, le seul moyen d’échapper au «Jugement dernier» et à l’extinction humaine est de déménager l’espèce vers Mars. 

C’est dans ce but que SpaceX développe actuellement Starship, un lanceur réutilisable destiné, à terme, aux vols touristiques et au transport de matériel et d’hommes vers la planète rouge.

Sur un autre versant, l’entreprise de Musk se lance aussi dans les satellites de télécommunications. Le programme Starlink consiste en effet à constituer des constellations de satellites afin de fournir une connexion internet aux zones les plus reculées du globe. 1’300 sont déjà en orbite, servant à la fois à réduire la fracture numérique civile et à contribuer aux activités de la Défense américaine. 

La Suisse, élève studieuse

De l’autre côté de l’Atlantique, l’Union européenne et son agence spatiale (ESA) paraissent bien sages. Ici, pas question de vols touristiques ni d’émigration vers Mars. L’ESA ne possède aucun lanceur adapté aux vols habités et ne développe que des ambitions scientifiques.

Le contraste est plus fort encore avec l’agence spatiale Suisse (Swiss Space Office, SSO). La Suisse participe activement au secteur spatial: moteurs, robotique, matériaux destinés aux missions lunaires, analyse d’échantillons à l’ETH, horloge atomique, météorologie, mais aussi la montre mythique des astronautes, l’Omega Speedmaster Moonwatch, portée par Buzz Aldrin sur la Lune, ainsi que le premier Suisse dans l’espace, le Veveysan Claude Nicollier, en 1992. La Confédération contribue aussi, à hauteur de 4% (140 millions de francs), au budget de l’ESA. Mais son approche du spatial est très pragmatique, centrée sur la science et considérant, comme le dit Aude Pugin (présidente de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie) dans une vidéo promotionnelle de la Commission fédérale pour les affaires spatiales, que le secteur offre «un retour sur investissement pour le citoyen». 

Revenus des commandes publiques, image chic et glamour, échappatoire philosophique… L’espace n’est aujourd’hui plus ringard. Mais qu’est-ce qui, au fond, suscitera demain des vocations? Sauver le monde ou poster de belles photos sur Instagram? Tout cela à fois, sans doute. 

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