Pourquoi le sommet Poutine-Biden a été important

Publié le 18 juin 2021
Les cocoricos sur l’excellence de l’accueil et de la préparation suisses et le blabla autour du retour des Etats-Unis sur la scène internationale étaient sans doute justifiés mais ils n’ont pas permis de voir pourquoi la rencontre du 16 juin entre Vladimir Poutine et Joe Biden a été importante. Tentons une analyse.

Premier constat. Sur le plan diplomatique, si le sommet en lui-même n’a débouché sur aucune percée notable, comme cela a été dit, il aura permis d’amorcer un dégel entre les deux puissances. Tant Poutine que Biden ont été d’accord là-dessus. Ce n’est pas spectaculaire mais c’est considérable, tant les relations entre les Etats-Unis et la Russie étaient devenus exécrables ces dernières années. L’enchainement des sanctions et contre-sanctions, depuis 2014, avait créé un cercle vicieux dont on ne voyait plus la fin tandis que la presse occidentale, intoxiquée par sa propre propagande, pilonnait «l’autocrate Poutine» à longueur de colonnes et de téléjournaux sans jamais tenter de comprendre le point de vue russe.

Outre le rétablissement des relations diplomatiques et le retour des ambassadeurs, les consultations sur la cybersécurité et le désarmement, on peut donc s’attendre à une mise en veilleuse de la politique des sanctions, à défaut de leur levée, qui prendra des années. Ce n’est pas rien, même si la suite des discussions s’annonce difficile.

Ce sont là des points importants mais somme toute secondaires par rapport à l’enjeu caché de ce tête-à-tête, qui est la montée en puissance de la Chine. Dans ce sens, on peut dire que la rencontre d’hier a parachevé le basculement opéré par Obama en 2011 et poursuivi de façon brutale et chaotique par Trump, à savoir la concentration des intérêts américains sur la zone asiatique plutôt que sur l’Europe et le Moyen-Orient. En amorçant le retrait de ses troupes d’Afghanistan et en rencontrant Poutine, Joe Biden a entériné ce choix pour les Démocrates. On se souviendra que ceux-ci, à la suite d’Hillary Clinton lors de la campagne 2016 et du désastreux Russiagate qui avait suivi, s’étaient toujours rangé du côté des néoconservateurs qui considèrent la Russie comme l’ennemi numéro un des Etats-Unis.

Les Etats-Unis sont en train de prendre conscience qu’ils n’ont aucune chance de l’emporter sur la Chine si un/ils ne resserrent pas les rangs de leurs alliés du G7 et de l’OTAN comme Biden vient de le faire ces derniers jours et deux/s’ils laissent la Russie transformer sa coopération économique avec Pékin en alliance militaire. Une telle puissance économique et humaine au cœur du principal continent mondial relèguerait aussitôt les Amériques en îles périphériques, malgré toute leur puissance militaire.

De ce point de vue, Poutine a parfaitement, comme à son habitude, saisi les enjeux. La rencontre d’hier lui a permis de replacer la Russie sur l’échiquier mondial en faisant d’elle la puissance tierce, à savoir la troisième puissance mondiale, capable d’arbitrer le rapport de force entre les deux nouvelles superpuissances mondiales. Pour la Russie, reléguée par les éditorialistes occidentaux au rang de puissance régionale et marginale suite aux désastreuses années 1990, et qui connait ses faiblesses, ce n’est pas un mince acquis. 

Pékin, dont la presse s’alarmait depuis des semaines des conséquences possibles de cette rencontre pour ses relations avec la Russie, ne s’y est d’ailleurs pas trompée. Elle, qui avait en 1972 joué les Etats-Unis contre l’Union soviétique, connait le prix des alliances de revers. Et elle sait que Poutine n’a pas oublié la timidité du soutien chinois lorsque la Russie a été à nouveau mise au ban de l’Occident en 2014. Pékin va devoir redoubler d’égards pour son grand voisin nordique, ce qui n’est pas pour déplaire à Moscou. 

Les perdants de ce grand jeu sont les Européens, qui continuent à rejouer le scénario de la guerre froide et à donner des leçons de droits de l’Homme, après s’être laissés vassaliser par les Etats-Unis lors des sommets du G7 et de l’OTAN à la fin de la semaine dernière. Un sommet Russie-Europe doit avoir lieu en juillet mais on doute qu’il permette de rebattre les cartes tant les politiciens et les médias européens restent focalisés sur des enjeux parfaitement secondaires hors d’Europe, comme l’affaire Navalny et la Biélorussie. Or c’est l’Europe qui aurait dû jouer le rôle de puissance tierce, de puissance d’arbitrage et d’apaisement entre les Etats-Unis et la Chine. Avec la rencontre d’hier, elle s’est fait distancer et elle aura fort à faire pour remonter la pente.

Bien sûr, la mise en place de cette nouvelle donne planétaire prendra du temps. Beaucoup de temps. Il y aura des résistances, des reculs, surtout à Washington. Les obsessions du moment, tentatives d’empoisonnement et autres opérations de déstabilisation de la Russie, continueront à défrayer la chronique journalistique et politique. Mais, depuis hier, on peut penser qu’elles n’arriveront pas à bousculer la mise en place de ce nouvel ordre mondial, tant il est devenu urgent pour les Etats-Unis de contenir la Chine. 

La Suisse a bien joué

Si l’on en vient maintenant à la Suisse, qui abrite les principales sociétés de trading de pétrole et de gaz russe, les sièges des oléoducs Nordstream, qui figure au neuvième rang des investisseurs étrangers en Russie et qui héberge de nombreux desks russes dans les banques privées genevoises, ce sommet aura aussi été une bonne opération. Guy Parmelin, qui a évoqué les relations économiques lors de son entretien avec Vladimir Poutine, alors que le ministère des affaires étrangères russes avait publié une note à ce sujet à la veille du sommet, a donc bien su saisir cette opportunité. Il a d’ailleurs joué son rôle de président à la perfection, il faut le dire.

Côté américain, les acquis sont moins évidents. Le dossier fiscal a été laissé de côté, ce qui n’est pas plus mal. Le président de la Confédération a souligné l’intérêt de la Suisse pour un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, mais il s’agit d’un projet à long terme. De son côté, Joe Biden a insisté sur la qualité des avions de chasse américains. Mais il pourrait être déçu, tant la Suisse, après l’échec des bilatérales, aurait intérêt à acheter un avion européen, pour des raisons aussi bien politiques que militaires. Elle y aurait tout à gagner dans ses relations avec l’Union, sans affaiblir sa défense puisque cela permettrait de consolider la coopération avec ses voisins les plus proches.

Enfin, ce sommet aura permis de consolider la Genève internationale dans un moment de faiblesse du multilatéralisme. Si la Suisse met à profit cette occasion pour développer un multilatéralisme réellement inclusif, ouvert sur le monde non-européen et non replié sur les obsessions occidentales, alors on pourra sabler le champagne.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Coulisses et conséquences de l’agression israélienne à Doha

L’attaque contre le Qatar du 9 septembre est le cinquième acte de guerre d’Israël contre un Etat souverain en deux ans. Mais celui-ci est différent, car l’émirat est un partenaire ami de l’Occident. Et rien n’exclut que les Américains aient participé à son orchestration. Quant au droit international, même le (...)

Jean-Daniel Ruch

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Droits de douane américains: une diplomatie de carnotzet et de youtse

Le déplacement de Karin Keller-Sutter et de Guy Parmelin aux Etats-Unis, pour tenter d’infléchir la décision d’une taxe supplémentaire de 39 % pour les exportations suisses, a été un aller-retour aussi furtif qu’inutile, la honte en rabe. L’image de nos représentants à Washington, l’air perdu, penauds et bafouillants, fixe définitivement (...)

Jamal Reddani

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

La stratégie du chaos

L’horreur du massacre des Gazaouis soulève de plus en plus d’émotion dans le monde, sinon des réactions et des sanctions gouvernementales à la mesure de ce fait historique. Cela ne doit pas nous empêcher de nous interroger froidement sur ce que veulent Israël et son allié américain au Moyen-Orient. Une (...)

Jacques Pilet

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan