Pourquoi la Suisse aime tant ses bunkers et ses tunnels

Publié le 12 septembre 2018

La Suisse est réputée mondialement pour ses bunkers. – © Déborah Bertier/8e étage

Les Helvètes déposent sous terre leur mémoire, leurs mythes et une partie de leur identité. Visite guidée avec André Ourednik, géographe et auteur de science-fiction

Nic Ulmi, pour le magazine Horizons


Un réseau de trous, doté de proportions épiques et d’un rayonnement légendaire, traverse les tréfonds du territoire suisse. Du réduit national aux tunnels ferroviaires en passant par le carnotzet, le pays entretient une relation singulièrement passionnée avec son soussol. Pour explorer ce lien à la fois tangible et imaginaire, Horizons s’est entretenu avec André Ourednik. Géographe spécialisé dans l’espace habité et chargé d’enseignement à l’EPFL ainsi qu’à l’Université de Neuchâtel, le chercheur d’origine tchèque est également un écrivain de science-fiction dont les romans visitent régulièrement les mondes souterrains.

Comment analysez-vous la relation de la Suisse avec son sous-sol?

Première chose: il y a un aspect identitaire, une part de l’identité nationale qui s’est construite en lien avec la capacité des Suisses de creuser des tunnels. On fait ainsi beaucoup de cas du fait que nos tunnels seraient les plus longs. Sauf que ce n’est pas vrai: le Gothard est le plus long tunnel ferroviaire transportant des personnes et passant sous des montagnes, mais le plus long tunnel tout court est la ligne 3 du métro de Guangzhou (Canton), en Chine. Simplement, personne n’en parle, et les Chinois s’en fichent, parce que les tunnels ne font pas partie de leur mythes nationaux. 

«La claustrophobie, c’est le piège du carnotzet éternel.»

L’obsession suisse pour les tunnels présente évidemment des aspects économiques. Il y a un savoir-faire à exporter, une valeur marchande à prouver. Comme pour la construction des abris souterrains antiatomiques pendant la guerre froide, elle résulte en partie du lobbying mené par l’industrie du ciment auprès des parlementaires afin de rendre obligatoire l’aménagement de ces abris.

Le réduit national développé durant la Seconde Guerre mondiale n’était pas destiné à la population. Mais elle y a cru… 

>Il existe en effet un double imaginaire du souterrain. D’une part, c’est depuis les Sumériens le monde des morts, un lieu auquel on ne survit que si l’on est un dieu ou un héros, Gilgamesh, Amon Rê, Orphée… D’autre part, il y a un imaginaire positif du souterrain comme lieu où on se préserve, comme lieu de gestation d’où une société renouvelée va surgir lorsque les conditions du monde seront à nouveau propices. A l’échelle de la vie quotidienne, cette idée est présente en Suisse dans le folklore du carnotzet, la cave à vin convertie en lieu de sociabilité souterrain où l’on se structure soi-même, coupé de l’extérieur et entouré de son groupe d’amis, en se fabriquant une intériorité. Mais cette posture poussée à l’excès conduit à une forme particulière de claustrophobie qu’on observe à bord des sous-marins, ainsi que dans toutes les circonstances où des personnes sont confinées ensemble longtemps dans un même endroit: irritabilité, troubles obsessionnels, paranoïa. C’est le piège du carnotzet éternel… 

Après les tunnels alpins, le réduit national et les abris antiatomiques, ce lien privilégié de la Suisse avec ses profondeurs se renouvelle aujourd’hui avec les projets de stockage de données.

En effet, la Suisse se positionne aujourd’hui sur le marché de la sécurisation des données. Comme l’entreprise tessinoise Dataverna, qui a acheté une partie des galeries de service creusées pendant la réalisation du tunnel de base du Gothard afin d’y installer des serveurs informatiques. 

L’expression «data mining» désigne l’exploration et l’exploitation des données. C’est comme si cette métaphore est en train de devenir une réalité concrète.

D’un côté, il semblerait en effet que le monde physique donne raison à la métaphore. Mais on peut voir les choses dans l’autre sens: la matérialité des choses, imprégnée d’un imaginaire ancien et d’usages passés, persiste et détermine notre manière de penser. C’est vrai pour des choses anodines: la disposition des lettres sur nos claviers d’ordinateur vient de la matérialité des barres de frappe des anciennes machines à écrire, qui risquaient de s’emmêler si certaines lettres étaient trop proches.

Des anciennes pratiques sociales continuent donc à s’imprimer dans notre esprit et dans nos comportements à travers la matérialité des choses. L’impact de ce type d’empreinte s’observe de manière caractéristique avec les tunnels. J’ai travaillé pour le projet PostCarWorld à l’EPFL, qui explore l’hypothèse d’un monde d’où les voitures auraient été éliminées. Dans ce cadre, on remarque que la réalisation d’un tube supplémentaire pour les voitures dans le Gothard, votée en 2016, nous condamnera en quelque sorte à rentabiliser cet ouvrage. On crée une infrastructure parce qu’il y a des voitures, donc on va continuer à faire des transports à longue distance en voiture parce que cette possibilité existe. La logique qui a conduit à creuser des trous sous les Alpes, propre à nos ancêtres, persiste dans nos pratiques parce qu’elle est inscrite dans la matière.

Ce qui nous amène à un dernier aspect important de l’imaginaire du souterrain: le monde est susceptible de changer, mais la matière persiste, et ce qu’on y a imprimé, enseveli dans le sol, pourrait donc en resurgir. 

Comme les 7000 tonnes de munitions enfouies pendant la Seconde Guerre mondiale dans le dépôt de Mitholz dans l’Oberland bernois, qui ont provoqué une déflagration meurtrière en 1947 et qui pourraient exploser à nouveau… 

Ou comme les documents de l’armée secrète P26 placés dans le «Musée Résistance Suisse», inauguré en présence du conseiller fédéral Ueli Maurer en novembre 2017 dans le bunker même où cette armée s’entraînait, à Gstaad. Les archives concernant l’organisation censée orchestrer une résistance en cas d’invasion par le pacte de Varsovie sont couvertes par le secret par décision du Conseil fédéral, mais seront ouvertes en 2041. Sous terre, nous avons donc enseveli non seulement notre mémoire, mais aussi nos intentions passées, ainsi que des combats contre un ennemi plus ou moins mythique qui n’existe plus. Dans l’imaginaire du souterrain, tout cela peut se réveiller à tout moment. Comme le char d’assaut du film «Underground» d’Emir Kusturica, qui surgit d’un tunnel bien après l’effondrement de la Yougoslavie, qui est toujours prêt à faire la guerre et qui se cherche un ennemi.

Vous avez exploré toute sorte de profondeurs dans votre oeuvre littéraire.

La première fois, c’était dans ma nouvelle «Naufrage», où les personnages voyagent en bateau à travers une Suisse souterraine dans des tunnels aquatiques. L’idée renvoyait à deux mythologies nationales, celle de la Suisse comme lieu de connexion unique à travers les Alpes et celle du réduit national, le système de fortifications alpin censé assurer la défense du pays pendant la Seconde Guerre mondiale.

«Les Chinois s’en fichent, car les tunnels ne font pas partie de leur mythes nationaux.»

Une autre source d’inspiration de ce texte était une nouvelle de Friedrich Dürrenmatt, «Le Tunnel», écrite en 1952. Le protagoniste voyage en train entre Zurich et Berne, il entre dans un tunnel, le temps passe, tout à coup il réalise qu’une heure s’est écoulée et que le train n’est toujours pas ressorti à la lumière du jour… Dans ma nouvelle, les choses se gâtent aussi: une paroi se déchire –c’est un peu comme si la structure de laSuisse idéale s’effritait – et le bateau se retrouve emporté par une chute d’eau dans un trou à la Jules Verne. On débouche ainsi dans un espace souterrain où vivent des soldats de toutes les époques du passé, de Winkelried au général Guisan, cachés et préservés dans le réduit national.

C’est tout le décor qui s’enfonce sous terre dans votre roman «Les cartes du boyard Kraïenski»…

C’est l’histoire d’un cartographe suisse qui est envoyé en mission pour définir la frontière est de l’Europe. Le cartographe arrive dans le château d’un boyard, quelque part près de l’Ukraine, où il doit scanner une collection de cartes anciennes pour fixer le tracé exact de la frontière. Mais les cartes se contredisent, elles ne collent pas les unes avec les autres, sans compter que le château est en train de s’enfoncer progressivement sous terre…

Il y a deux thèmes qui m’intéressaient ici. L’un est lié à une branche des systèmes d’information géographiques qu’on appelle la géodésie, qui s’attelle à recalculer régulièrement les coordonnées d’une série de points sur Terre. Ces repères se déplacent relativement vite: la dérive des continents va jusqu’à 10-15 centimètres par an, ce qui fait tout de même quelque 2 kilomètres depuis la fondation de Jéricho. Je suis fasciné par cette impermanence du territoire liée au mouvement des plaques tectoniques. Les frontières bougent non seulement historiquement, mais aussi géologiquement, sous l’effet de ce mouvement des profondeurs, qui implique une instabilité fondamentale de tout territoire de référence.

L’autre thème est lié au mouvement du château qui s’enfonce. A un moment donné, le protagoniste part fouiller dans le sous-sol et découvre que des couches antérieures du manoir sont en train de macérer dans la terre glaise. Il est confronté alors à cette capacité qu’a la terre d’engloutir la réalité qu’on construit dessus, au fait que toute forme de projet humain retourne tôt ou tard à cette pâte indéterminée.

Vous reliez ensuite l’imaginaire du souterrain et celui des mégadonnées. 

Dans mon dernier roman «Omniscience» de 2017, on est à nouveau sous terre, dans une caverne où l’on stocke des quantités illimitées de données sous une forme liquide, et où des plongeurs tissent des fils narratifs en s’immergeant dans ce vaste bassin… Et il y a encore un roman à paraître, un texte de commande en lien avec l’oeuvre «Atomik Submarine» de l’artiste François Burland, qui a construit un modèle de sous-marin soviétique de dix-huit mètres, évoquant la peur de l’ennemi rouge qu’on imaginait voir surgir n’importe où dans la Suisse des années 1970-1980. Dans ce roman, on se retrouve encore une fois sous terre et on rencontre Gabi I et Gabi II – les noms donnés aux deux tunneliers qui creusaient le nouveau tunnel du Gothard –, qui continuent à excaver, sans qu’on sache pourquoi… Vous voyez, on n’a pas fini de creuser. 


Nic Ulmi est journaliste libre à Genève.

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