Pour un journalisme ouvert et courageux

Publié le 9 février 2024
L’événement n’est pas banal. 23 journalistes, de générations et de sensibilités politiques diverses, auxquels plusieurs autres souhaitent se joindre, cosignent un livre, coordonné par l’excellente chroniqueuse Myret Zaki. La soirée de lancement, au Club suisse de la presse à Genève, a connu un grand succès. Manifestement une part du public se pose la même question: pourquoi, sur certains sujets chauds, le débat reste-t-il bloqué? Pourquoi celles et ceux qui apportent un éclairage différent sur les discours dominants sont-ils frappés d’ostracisme, traités de tous les noms?

Le titre: Sans diversité de vues, pas de journalisme. Sous-titre: «Comment les médias souffrent de problèmes idéologiques encore plus qu’économiques». Chacun des 23 journalistes1 y va de sa réflexion. Beaucoup partent de l’épisode Covid où vérités d’en-haut et ordres impérieux ont été assénés par le pouvoir et les médias avec une force inouïe, encore jamais vue, semble-t-il. Quant à ceux qui doutaient et critiquaient la politique sanitaire nationale et universelle, ils en ont pris pour leur grade. S’ensuivit la guerre Russie-Ukraine. Avec un récit dit occidental non moins impérieux. Là il convient de s’interroger sur ce qu’est un fait. Indéniable: l’agression russe. Pris isolément, dûment cadré, il ne peut que susciter l’indignation totale. Or sans considérer son contexte historique, depuis 2014 au moins, nourri des jeux de puissances, cet événement se trouve déformé, manipulé. Apporter nuances et faits divergents de la doxa martelée devient suspect de «poutinophilie». Le débat est rogné dans les grands médias. Quant aux plateformes et aux réseaux sociaux, ils apportent des notes différentes mais le plus souvent dans le parti-pris et l’emportement.

L’attention à la guerre suivante, entre Israël et Gaza/Cisjordanie, est plus large. Les réalités effroyables du terrain ne sont pas cachées. Mais là encore tout est fait pour que chacun choisisse son camp, l’endosse au point d’ignorer la terreur des uns ou des autres.

On pourrait évoquer aussi le réchauffement climatique dû à l’homme. Or il ne s’agit pas de le nier, de ne pas agir, mais il serait peut-être sage d’écouter les nombreux scientifiques présentés bêtement comme climatosceptiques. Comme si le scepticisme n’était pas une arme intellectuelle indispensable! Alors que ceux-ci rappellent l’histoire mouvementée du climat, avec ou sans émissions de CO2. Pas inutile non plus de songer aux risques des technologies dites salvatrices, gourmandes de métaux rares… pas plus renouvelables que le pétrole et le gaz. Mais chut, cela n’entre pas dans l’agenda convenu.

Comment expliquer que les grands médias se refusent à tel point d’ouvrir les débats? Plusieurs raisons sont avancées. Dans certains pays, en France notamment, leurs propriétaires imposent un point de vue. Là où ce n’est pas le cas, comme en Suisse, les rédactions sont tétanisées par les réductions d’effectifs. Le temps manque pour fouiller les sujets vers diverses sources. Pour une grande part, la machine tourne selon le flux des communiqués, des conférences de presse et surtout des nouvelles d’agences (AFP, AP, Reuters, Keystone) qui cadrent ainsi l’actualité. L’ambiance générale, sur le lieu de travail comme dans la société, porte plus au conformisme qu’au courage intellectuel. Car le phénomène du rétrécissement de la curiosité est général, nous interroge tous et pas seulement les journalistes.

La philosophe de haut vol Géraldine Muhlmann, experte des médias, aborde le sujet dans un petit livre fort dense, Pour les faits. S’appuyant sur les travaux du chercheur, sociologue et journaliste américain Robert E. Park (1864-1944), elle esquisse une thèse. Dans des temps inquiétants, en cas de guerre ou d’autres menaces, le champ de nos préoccupations se restreint, nous avons tendance à nous accrocher à un récit majoritaire qui se veut rassurant. Son ouvrage précédent, publié en 2022, apporte aussi de précieux éléments de réflexion sur la situation actuelle: L’imposture du théologico-politique. Selon elle, nombre de philosophes et de dirigeants actuels estiment que la politique doit s’appuyer sur une «substance religieuse souterraine et décisive». Sans référence à telle ou telle religion, leur pensée se teinte de religiosité. Emmanuel Macron lui-même a affirmé un jour qu’un grand peuple, aussi laïque soit-il, doit nourrir une foi quelque part. Bref il importe plus de croire que d’exercer son sens critique. Les athées n’ont plus la cote, et pas seulement dans les pays musulmans ou en Russie. Il est vrai que savoir pour une bonne fois où est le Bien et le Mal facilite les choses. «Cela simplifie l’histoire, lance la philosophe rebelle, un peu trop même… car elle est si complexe en réalité.» A noter que cette intellectuelle hors normes anime une émission quotidienne sur France Culture, où elle apporte, avec ses invités, un éclairage philosophique sur l’actualité. Recommandable pour qui veut aborder le monde en toute liberté.


1Martin Bernard, Christian Campiche, Amèle Debey, Pascal Décaillet, Slobodan Despot, Arnaud Dotézac, Zeynep Ersan, Jonas Follonier, Olivier Grivat, Enza Testa Haegi, Romaine Jean, Alain Jourdan, Nicolas Jutzet, Brigitte Mantilleri, Guy Mettan, Patrick Nussbaum, Jean-Claude Péclet, Jacques Pilet, Raphaël Pomey, Catherine Riva et Serena Tinari, Daniel Wermus, Myret Zaki.

Visionner la table ronde organisée au Club suisse de la Presse à l’occasion de la parution du livre.

«Sans diversité de vues, pas de journalisme», collectif, coordonné par Myret Zaki, Editions Favre, 176 pages.

«Pour les faits», Géraldine Muhlmann, Editions des Belles Lettres, 158 pages.

«L’imposture du théologico-politique», Géraldine Muhlmann, Editions des Belles Lettres, 448 pages.

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