Mondial 2022: pourquoi le boycott a été boycotté

Publié le 23 décembre 2022

L’Argentine célèbre sa victoire avec ses supporters lors du match contre le Mexique, le 26 novembre. – © Tasnim News Agency

Les appels au boycott du Mondial de football au Qatar sont tombés dans l’oreille de 8 milliards de sourds. La Coupe du Monde n’a jamais autant passionné les foules de la planète. Pourtant, les raisons ne manquaient pas de bouder la plus populaire des compétitions sportives.

Surexploitation des ouvriers étrangers, homophobie, discriminations sexistes et autres selon Amnesty International, nombreux soupçons de corruption sans oublier les circonstances, disons bizarres, de sa désignation comme pays d’accueil d’une Coupe du Monde de football, tout cela faisait du Qatar la cible privilégiée des campagnes de boycott.

Un boycott du regard en premier lieu puisque de nombreuses associations ou militants des droits de l’homme ont mobilisé les réseaux sociaux pour demander aux téléspectateurs de ne pas assister aux retransmissions des matches du Mondial. Eh bien force est de constater qu’ils ont boycotté le boycott pour reprendre une expression glanée sur Facebook!

Moderato, crescendo, fortissimo

Certes, Challenges révélait que seulement 54 millions d’Européens ont regardé le premier match de leur sélection nationale, soit 40 millions de moins que pour le Mondial 2018. Mais ce phénomène concernait avant tout l’Europe car ailleurs l’intérêt ne s’est pas démenti. Notre continent n’est plus du tout l’inspirateur du reste de la planète.

Ainsi, des nations qui n’ont pas de culture footballistique comme le Japon (belle équipe qui progresse!) et les Etats-Unis ont décroché des audiences inhabituelles, démontrant l’universalité exceptionnelle de ce sport.

Cette relative abstention européenne n’a pas résisté aux matches décisifs pour la qualification au tour suivant. Là, partout, les audiences ont monté en flèche pour culminer à la finale France-Argentine qui a atteint des scores «historiques» en France avec 25 millions de téléspectateurs pour une population de 67,5 millions d’habitants. Ce résultat a même approché des 30 millions (29,4) lors de la séance finale de tirs au but.

Boycott et serment d’ivrogne

La volonté européenne de boycotter a tourné au serment d’ivrogne, semble-t-il. Au début, on résiste vaillamment. Votre équipe obtient un bon résultat. On tient bon encore, mais c’est plus dur. Et puis voilà qu’arrive au programme le match décisif pour la qualification en huitième de finale. Alors là, on craque. On prend la télécommande et c’est parti pour nonante minutes de souffrances jouissives1.

La surexploitation des ouvriers, les pétrodollars de la corruption, les lois homophobes, la tutelle masculine sur les femmes n’ont pas pesé bien lourd, hélas. La chair est faible. Et l’esprit encore plus. A tout nous cédons, surtout à la tentation, disait Oscar Wilde.

Combat perdu d’avance

De toute évidence, le boycott était un combat perdu d’avance. Ses initiateurs n’ont sans doute pas pris la mesure du phénomène «football» qui est bien plus qu’une discipline sportive.

Si l’on se réfère à l’une des étymologies latines du mot religion – religare, soit relier – le football recèle en lui de nombreux facteurs religieux, avec ses temples, ses saints, ses damnés, ses drames, ses mythes, ses messes transmises urbi et orbi et ses dieux. Une religion à la fois polythéiste et matérialiste, étendue partout, dont les fidèles se comptent en milliards.

La force du Football (avec une majuscule, comme il convient à une déité) est née de ses multiples contradictions internes.

Sport égalitaire au sommet de l’inégalité

Tout le monde peut y jouer. Ses règles sont aisément compréhensibles; il ne réclame pas un équipement coûteux: un terrain, deux cartables pour les buts, un ballon piqué n’importe où et la partie peut commencer. Son langage est parlé par tous. Aucun sport collectif n’est aussi accessible.

Mais seuls les plus doués et les plus persévérants détiendront une petite chance de faire une carrière professionnelle. Si les amateurs doivent souvent payer leurs chaussures à crampons, Mbappé, lui, palpe 4,62 millions d’euros par mois, soit près de 193 euros par minute.

Le foot sert de guerre par procuration

Une guerre pacifique. Avec lui, nous ne sommes jamais loin de l’oxymore. A première vue, il pourrait assouvir, de façon peu coûteuse en vies humaines, ce besoin d’en découdre qui nous traverse peu ou prou.

Une source de communion universelle

Musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, hindouistes, athées, agnostiques… le foot transcende les divergences souvent violentes entre les communautés. Les citoyens des pays jadis colonisés et les descendants de leurs colonisateurs assistent à la même compétition.

A contrario, il sécrète aussi la haine contre l’étranger, les insultes racistes, la frénésie nationaliste et les violences des hooligans.

Télescopage entre pauvres et riches

Par l’accès aisé à sa pratique, il a conquis la plupart des pauvres de la planète. Souvent, c’est du sein des plus démunis et des exclus de la prospérité que les plus grands joueurs sont issus. 

Sa popularité et sa puissance médiatique ont parallèlement attiré les plus grandes fortunes qui se sont arraché à coups de milliards ces anciens pauvres devenus vedettes. 

Cette situation ne suscite pas de rejet dans la mesure où elle donne l’illusion aux jeunes les plus défavorisés de pouvoir un jour atteindre la gloire et ses millions. Quant à leurs parents qui, sauf exceptions, n’ont pas pu atteindre le nirvana footballistique, ils participent symboliquement à la richesse des Messi, Maradona, Ronaldo qui furent des leurs. Les discours contre le foot-fric, ils s’en foutent. Royalement.

Le Football, c’est donc tout et son contraire. Loin de s’en trouver écartelé, il a réuni toutes ses contradictions en une synergie qui fait sa force et son indomptable puissance médiatique. Dès lors, tout boycott de ses messes était voué à l’échec, forcément.

Si d’aucuns veulent soutenir une cause par son truchement, qu’ils cherchent à l’accompagner plutôt qu’à s’y opposer. C’est d’ailleurs ce que de nombreux médias ont accompli en marge du Mondial 2022. Ils ont beaucoup parlé du Qatar, certes, mais souvent pour dénoncer les dérives de son régime autocratique et ses injustices criantes.

Tourner le dos au Football, c’est chanter des psaumes dans le désert.


1Oui, c’est du vécu…

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Bombardement du Qatar: enjeux et faillite du système occidental

Les frappes menées par Israël à Doha le 9 septembre dernier ne sont pas un incident parmi d’autres: elles ont fait voler en éclats la diplomatie, ruiné la confiance internationale et précipité le basculement géopolitique du Moyen-Orient. C’est un séisme qui plonge le monde dans une nouvelle ère. Quant à (...)

Hicheme Lehmici
Politique

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Politique

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet
Politique

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
EconomieAccès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Politique

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Microsoft s’enrichit sur le dos des Palestiniens

Selon des révélations étayées par des sources issues de la multinationale américaine et des services secrets israéliens, un cloud spécial a été mis en place pour intercepter les communications de millions de Palestiniens. Des données qu’Israël utilise pour mener sa guerre de représailles ethniques dans la bande de Gaza et (...)

Bon pour la tête
Politique

La géopolitique en mode messianique

Fascinés par le grand jeu mené à Anchorage et Washington, nous avons quelque peu détourné nos regards du Moyen-Orient. Où les tragédies n’en finissent pas, à Gaza et dans le voisinage d’Israël. Où, malgré divers pourparlers, aucun sursis, aucun accord de paix ne sont en vue. Où un nouvel assaut (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

Pourquoi les Etats-Unis n’ont-ils pas encore interdit TikTok?

L’an passé, le congrès américain a décidé que le réseau social devait être interdit s’il restait en mains chinoises, ceci afin d’éviter que les données des étatsuniens soient récupérées par Pekin. Il s’agissait prétendument d’une question de «sécurité nationale». Mais le président Trump a pour la troisième fois reporté l’interdiction, (...)

Urs P. Gasche
Politique

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet
Culture

Des nouvelles de la fusion de «Bon pour la tête» avec «Antithèse»

Le nouveau site sera opérationnel au début du mois d’octobre. Voici quelques explications pour nos abonnés, notamment concernant le prix de l’abonnement qui pour eux ne changera pas.

Bon pour la tête
EconomieAccès libre

Comment la famille Trump s’enrichit de manière éhontée

Les deux fils du président américain viennent de créer une entreprise destinée à être introduite en bourse afin de profiter de subventions et de contrats publics de la part du gouvernement fédéral dirigé par leur père.

Urs P. Gasche