Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les hommes, femmes et enfants ne cherchent pas majoritairement à parcourir la Méditerranée du Sud, de l’Afrique du Nord, vers les rives européennes et plus loin encore sur ce continent. Bien au contraire ce sont les contrées maghrébines qui attirent des sujets italiens, français, espagnols, grecs, estime «The Conversation».
The Conversation, Mohamed Lualdi,historien spécialiste de l’Afrique du Nord moderne
«Dieu soit loué. A mon maître, que Dieu le garde en vie. Après que notre maître m’ait crié dessus et se soit mis en colère contre moi me reprochant d’avoir souvent agi sans l’en avoir informé et d’avoir amené de Grèce ma mère sans le prévenir […] je me suis réfugié parmi les plus humbles. […] Je suis votre esclave. Vous devez donner des ordres à votre esclave. Vous pouvez aussi lui pardonner. Vous affirmez que j’ai amené auprès de moi ma mère sans en aviser votre excellence. [Et bien] je n’ai ni mère, ni père. Vous êtes ma mère et mon père. Je n’ai que vous, maître.»
Ces lignes d’une lettre conservée aujourd’hui aux Archives nationales tunisiennes furent rédigées en 1832 par un esclave d’origine grecque, converti à l’islam sous le nom de Muhammad le Trésorier (Khaznadar).
Ces paroles d’excuses sont adressées à son maître, le vizir (ou principal ministre) de la province ottomane de Tunis, Shakir, le Garde des Sceaux (Sahib al-Taba) lui aussi de statut servile mais provenant d’une autre région, de Circassie, dans les contrées caucasiennes. Cette région se trouve aujourd’hui au sein de la Fédération de Russie, au nord de la Géorgie et correspond aux républiques russes de Karatchaïévo-Tcherkessie, de Kabardino-Balkarie et d’Adyguée.
Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les hommes, femmes et enfants ne cherchent pas majoritairement à parcourir la Méditerranée du Sud, de l’Afrique du Nord, vers les rives européennes et plus loin encore sur ce continent.
Bien au contraire ce sont les contrées maghrébines qui attirent des sujets italiens, français, espagnols, grecs. Ces populations européennes fuient la misère et la pression démographique chez eux. Elles viennent tenter leur chance sur de nouvelles terres comme ils le font alors aussi dans des colonies outre-Atlantique.
Lorsque Muhammad Khaznadar rédige ou fait rédiger sa courte missive, le Maghreb n’est pas encore passé sous domination coloniale européenne. Les Français ont pris Alger depuis deux ans et ont conquis dans un assaut terrible de violence toute une série villes sur le littoral algérien entre 1830 et 1832.
Tout le reste de l’Afrique du Nord est soit dans le cas du Maroc, sous l’autorité d’un sultan issu de la dynastie des Alaouites, soit dans le cas des provinces de Tunis et de Tripoli, sous le contrôle de gouverneurs dépendants de l’Empire ottoman.
Des hommes du dehors comme Muhammad Khaznadar ou son maître Shakir connaissent des promotions sociales prestigieuses: Shakir est le vizir ou principal conseiller des gouverneurs ottomans de Tunis. Des Italiens, Maltais, Britanniques, Français et autres Européens se précipitent à Tunis, mais aussi à Alger ou Tripoli pour y faire des affaires plus ou moins légales, dans le commerce, la pêche de corail voire dans la contrebande (de tabac, d’armes, de café…).
En finir avec la théorie du grand remplacement
Que s’est-il passé entre les temps de l’esclave Muhammad le Trésorier et nos temps contemporains marqués [surtout depuis les années 1950] par les migrations africaines en Europe? Comment sommes-nous passés d’un Maghreb qui suscitait mais aussi contraignait les déplacements et circulations d’hommes et femmes d’Afrique, d’Asie et d’Europe à une région de passage vers la Méditerranée et le continent européen?
Pour peu que nos sociétés n’aient pas la mémoire courte, pour peu que nous nous replongions dans le XIXe siècle, alors surgissent toutes les grandes transformations de cette partie du monde: la prise de contrôle progressive des marchés et des économies africaines par les puissances européennes; les abolitions formelles de l’esclavage à partir de la fin des années 1840 en Tunisie et en Algérie et la lente disparition des traites serviles d’abord en Méditerranée puis de l’Afrique de l’Ouest vers le Maghreb; la colonisation d’abord de l’Algérie en 1830, puis de la Tunisie dès 1881, du Maroc et de la Libye dès le début des années 1910 peu avant que n’éclate la Première Guerre mondiale; l’installation de colons européens dont le nombre ira croissant jusqu’à atteindre un million en Algérie pour 9 millions de «musulmans» en 1962 lorsque le pays fut déclaré indépendant et que les pieds noirs le quittèrent massivement pour s’installer dans la métropole; et enfin les migrations économiques de travailleurs maghrébins et africains après la Seconde Guerre mondiale pour reconstruire puis faire croître les économies des anciennes puissances colonisatrices.
A reprendre en compte tous ces phénomènes historiques, les migrations du sud vers le nord ne peuvent être perçues comme de prétendues «invasions» ou un soi-disant grand remplacement comme certains veulent le faire croire.
Ces migrations sont le fruit d’une mise en dépendance économique, de nouvelles migrations de travail, d’exploitation et de dominations coloniale et postcoloniale. De simple trésorier, l’esclave Muhammad est devenu Premier ministre au début des années 1880, au seuil de la colonisation de la Tunisie par la France. Sa vie comme celles de millions d’autres migrants fut aussi modelée par toutes ces grandes transformations en Méditerranée.
M’hamed Oualdi, Assistant professor, historien spécialiste de l’Afrique du Nord moderne, Université de Princeton, Fellows 2017- IEA Paris, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA).
Pour améliorer votre expérience, nous utilisons des cookies et technologies similaires. Leur acceptation nous permet de mesurer l’audience et d’adapter le contenu du site. Vous pouvez refuser ces cookies ; certaines fonctions pourraient alors être limitées.
Fonctionnel
Toujours activé
L’accès ou le stockage technique est strictement nécessaire dans la finalité d’intérêt légitime de permettre l’utilisation d’un service spécifique explicitement demandé par l’abonné ou l’utilisateur, ou dans le seul but d’effectuer la transmission d’une communication sur un réseau de communications électroniques.
Préférences
L’accès ou le stockage technique est nécessaire dans la finalité d’intérêt légitime de stocker des préférences qui ne sont pas demandées par l’abonné ou l’internaute.
Statistiques
Le stockage ou l’accès technique qui est utilisé exclusivement à des fins statistiques.Le stockage ou l’accès technique qui est utilisé exclusivement dans des finalités statistiques anonymes. En l’absence d’une assignation à comparaître, d’une conformité volontaire de la part de votre fournisseur d’accès à internet ou d’enregistrements supplémentaires provenant d’une tierce partie, les informations stockées ou extraites à cette seule fin ne peuvent généralement pas être utilisées pour vous identifier.
Marketing
L’accès ou le stockage technique est nécessaire pour créer des profils d’internautes afin d’envoyer des publicités, ou pour suivre l’utilisateur sur un site web ou sur plusieurs sites web ayant des finalités marketing similaires.