Les vieux emmerdeurs et les vieux emmerdés

Publié le 9 septembre 2022

Mick Jagger sur scène lors d’un concert à Varsovie (2018). – © Jerzy Bednarski – CC BY-SA 4.0

«Never stop, never stop, I’ll never stop!» En juin dernier, Mick Jagger, 79 ans, se déhanche de tous les feux de Jupiter au Hyde Park londonien, en assurant avec la même vigueur qu’il y a quarante ans, à la sortie du single «Start Me Up», qu’il ne s’arrêtera jamais. Pas plus que Lauren Hutton, d’un an sa cadette, qui s’exhibe topless sur la couverture de «Harper’s Bazaar», six décennies après le début de sa carrière dans le mannequinat.

A qui voudrait connaître le secret de sa forme, Lauren Hutton souffle en toute simplicité: «Je ne consacre pas beaucoup de temps aux soins de la peau. Généralement, je suis pressée d’aller au lit et de faire l’amour ou de lire.» Nos meilleurs vieux ne lâchent pas leur os. Vieillir? Très peu pour eux, qui refusent de conjuguer l’âge avec le renoncement et emmerdent royalement les trouble-fêtes, fâcheusement hypnotisés par la beauté de la jeunesse.

Si la révolte contre l’invisibilisation des personnes âgées qu’ils annoncent a de quoi réjouir, tant il est insupportable de voir une demoiselle de 30 ans faire la publicité d’une crème anti-rides, elle a aussi de quoi énerver. A l’image des néo-féministes soucieuses d’expliquer aux femmes pourquoi elles sont victimes du patriarcat et comment s’en émanciper, l’avant-garde des baby boomers entend inculquer aux jeunes de leur âge que la vieillesse rime avec la joie, si par hasard ils n’avaient pas eu l’occasion de s’en apercevoir par eux-mêmes.

Réjouis-toi dans ta vieillesse

La réécriture de l’Ecclésiaste est clairement en cours. A en croire les témoignages de seniors médiatisés, la vie nous offre le meilleur après la cinquantaine. Qu’il s’agisse d’ex vedettes du cinéma, d’anciennes top models, de sportifs médaillés à la retraite ou d’intellectuels dont la carrière a décollé avec le lancement d’Apostrophes, tous nous font part de cette excellente nouvelle. Ceci avec autant de conviction que les jeunes cadres dynamiques doivent frétiller d’impatience à la perspective de prendre de la patine. Pascal Bruckner, 74 ans, évoque ainsi poétiquement «un été indien de la vie», et divulgue de bon cœur la composition de son élixir de jouvence, à l’occasion de la parution de son dernier essai Une brève éternité. Philosophie de la longévité (Grasset, 2019): «(…) bien vieillir c’est d’abord renoncer au renoncement. C’est ne jamais se résigner à l’âge de ses artères.» De son côté, la journaliste Laure Adler, 73 ans, renchérit dans les pages de Libération qui vient de consacrer un dossier spécial au vieillissement: «Vieillir c’est être sauvage, en colère, passionné. Vieillir ce n’est pas devenir raisonnable.»

En somme, vécue en mode ado, avec ce qu’il faut d’énergie et de ressources, la vieillesse sonne comme un épanouissement et une aventure. Gare aux septuagénaires qui oseraient se plaindre de la solitude, du manque de moyens, du sentiment de dépassement ou de fatigue. Vieillissez jeune, bordel, et vous verrez que c’est cool! Après une vie de dur labeur sur des chantiers ou dans une étable, chaussez vos Converse et allez battre le pavé de la capitale pour montrer aux jeunes actifs que vous existez. Rebelle un jour, rebelle toujours! On a beau moquer l’esprit 68, il revient sur le devant de la scène avec le même mépris du réel et la même arrogance qui furent sa marque de fabrique à l’origine.

Vieillesse de masse

Dans un demi-siècle la France comptera 200’000 centenaires. En 2035, autant dire demain, les plus de 60 ans constitueront plus de 30% de la population française selon l’Insee, dépassant en nombre les moins de 20 ans. Reste à déterminer à partir de quand devient-on vieux, ce qui ne paraît pas plus simple que d’établir quand devient-on adulte.

Jamais, à s’en fier aux déclarations guerrières de Laure Adler, qui ne manque pas de noter que l’âge est aussi un sentiment, pour mieux conjurer les jeunes de ne pas confondre l’image que la société donne des personnes âgées avec «ce que nous sommes en notre for intérieur». Pourtant, il ne suffit pas de se sentir ballerine dans l’âme pour savoir bien danser. A force de distiller une curieuse propagande du jeunisme à travers un discours censé défendre les intérêts des vieux, on finit par se demander pourquoi on ne voit pas, dans un pays où manifester relève d’un sport national, des Français qui réclameraient de repousser le départ à la retraite à 70 ans? Manquerait-on de volontaires? Alors, s’il faut féliciter certains seniors de leur forme, il faut également rester lucide sur la diversité d’expériences de vie et de ressentis.

Face à la vieillesse, nous ne sommes ni tous égaux ni tous équitablement entourés de proches et pourvus en services qui allégeraient ses désagréments. Certes, selon les statistiques, seulement une personne de plus de 85 ans sur cinq est dépendante. Qui oserait minimiser une avancée à ce point extraordinaire? Elle nous rassure, voire exalte, tout comme la certitude désormais scientifique que de la même manière que nous avons gagné une vingtaine d’années de vie depuis les années 50, nous en gagnerons encore, ce qui projette l’humanité devant le pronostic vertigineux de 150 ans d’espérance de vie. Reste que jusqu’à présent, le progrès de la médecine permet de prolonger davantage la vieillesse que la jeunesse. A l’instar de ce publicitaire à la retraite dans Un homme de Philip Roth, nous sommes efficacement réparés, organe après organe, sans espoir qu’un jour notre corps redevienne celui qui nous permettait d’enchaîner les nuits blanches et les heures sup’. Crier qu’on s’éclate autant à 70 ans qu’à 20 et qu’en conséquence on emmerde le reste du monde, revient à éclipser les questions éthiques, philosophiques et sociales, auxquelles le vieillissement de masse nous confronte.

La naissance de la vieillesse

Au moment des premiers congés payés dans les années 30, Paul Morand publie son Eloge du repos, comme pensé à l’adresse des classes laborieuses qui s’apprêtaient à gouter au luxe du désœuvrement, auparavant réservé aux seuls happy few: «L’oisiveté exige autant de vertus que le travail: il faut la culture de l’esprit, de l’âme et des yeux, le goût de la méditation et du rêve, la sérénité, toutes valeurs bien rares aujourd’hui.»

Un siècle plus tard, il nous serait fort utile de disposer d’un pareil manuel pour mieux préparer et vivre la vieillesse, un phénomène nouveau dans l’histoire de notre espèce et inconnu chez les autres, hormis les animaux que nous avons réussi à domestiquer. Sans oublier que ce qu’il convient de qualifier de notre problème avec le fait de vieillir, ne concerne que les pays les plus riches. En Afrique on meurt toujours avant atteindre un demi-siècle.

Vous l’aurez compris, ne vieillit, et a fortiori bien, que celui qui en a les moyens financiers, tout d’abord pour se nourrir convenablement et se soigner, mais aussi pour se garantir un accès à une vie sociale et culturelle. Comment payer ses compléments alimentaires non remboursés par la sécurité sociale, ses sorties au théâtre ou ses voyages, avec 1’500 euros brut par mois, le montant d’une retraite moyenne en France? Néanmoins, pour 72% des Français, le mot qui correspond le mieux quand ils pensent à la retraite est le mot «liberté» (sondage réalisé par le groupe Prévoir, mars 2011). Là encore, il y a de quoi se réjouir, surtout en ajoutant qu’à peine 6% des questionnés associent le départ à la retraite avec «isolement», et 5% avec «inutilité». La réalité est-elle à la hauteur de ces résultats?

Difficile de le savoir avec exactitude, car la France est aussi est un pays où on souffre beaucoup de solitude: plus de neuf millions de Français vivent dans une solitude chronique, à s’en fier aux résultats du baromètre Les Français et la solitude de 2022. Or, vieillir bien suppose de vieillir entouré. Autant pour le moral que pour des raisons purement biologiques, étant donné que les stimuli de l’entourage ralentissent la dégénérescence neurologique, nous avons besoin de liens avec les autres. Aussi indispensable l’un comme l’autre, au capital tout court s’ajoute donc le capital affectif, contribuant à creuser la disparité entre les vieux.

Les initiatives telles que le Conseil national autoproclamé de la vieillesse, notamment voué à la lutte contre «l’ephadisation» des personnes âgées, se multiplient ces trois dernières années, quand, au prétexte de mieux les protéger, les mesures anti-Covid ont purement et simplement coupé les résidents des EPHAD et des maisons médicalisées du monde extérieur. S’il y a lieu de les saluer dans leur combat contre l’infantilisation des vieux et la néfaste surprotection dont on essaie de les entourer à leur corps défendant, il serait trop naïf de croire qu’un seul «peuple des vieux» existe, comme le suggère, sinon usurpe, Laure Adler en lançant: «Nous, le peuple des vieux, nous commençons à résister!» Entre vieux et ceux qui vont le devenir disons-nous clairement que cette fausse unité sous le drapeau délavé de la vieillesse, qui suffirait alors à constituer un catégorie sociale homogène, non seulement ne convainc pas, mais fait tout bonnement rire. Bien que les emmerdes des vieux nous concernent tous, parce que demain elles seront les nôtres, les pleurnicheries et revendications d’une élite des vieux qui refuse de passer au second plan emmerdent jeunes comme vieux qui assument de l’être.

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