Les dérapages de la psychiatrie

Publié le 19 novembre 2021
Dans son roman «Sagama» présenté comme un journal intime, Marie Beer écorche le monde institutionnel et en particulier la psychiatrie. Partant de ses expériences personnelles, elle critique ces relations verticales entre ceux qui détiennent le savoir et leurs objets d’étude dont on n’attend aucune réciprocité. Entretien.

BPLT: Quel a été le point de départ de votre roman?

Marie Beer: J’observe qu’on vit dans un monde rationalisé, où la science fait foi et où les poseurs de diagnostic pourraient eux-mêmes faire l’objet de diagnostic. Présentées comme fiables, ils ont aussi leurs limites et leurs failles qu’ils amènent dans l’institution.

Votre texte a également été adapté pour la scène. Comment passe-t-on du roman au théâtre?

J’ai commencé par écrire le journal intime d’un psychiatre dans l’idée d’en faire une pièce avec Christian Grégori dans le rôle principal. C’est devenu un roman. Pour l’adapter à la scène, il a fallu faire des coupes et redistribuer le texte entre trois comédiens.

Comment vous êtes-vous appropriée tout ce jargon psychiatrique? Quelles ont été vos sources ou œuvres de référence?

Pour une littéraire, étonnamment, j’aime beaucoup les ouvrages scientifiques et, en particulier, ceux qui traitent de psychiatrie. Je me suis documentée au sujet des troubles attribués au personnage de Sagama, à savoir la schizophrénie ou une bipolarité d’aspect atypique.

La forme narrative du journal intime vous impose de garder le même point de vue tout au long du roman. Etait-ce un avantage ou une difficulté supplémentaire pour faire apparaître la mauvaise foi et le déni du personnage principal?

Dans un premier temps, j’avais l’intention d’alterner le point de vue du psy et celui de sa patiente. Finalement, j’ai trouvé plus fort que Sagama (la patiente) et Monique (l’épouse) arrivent à s’exprimer avec force à travers ses observations à lui.

Comment qualifieriez-vous le lien qui se noue entre le psychiatre et sa patiente?

D’ambigu, je pense qu’une double dépendance s’installe et qu’elle n’est pas contenue par le psy qui pense pourtant tout maîtriser.

Est-il normal qu’une patiente puisse appeler son psy en dehors des heures de consultation et si oui, comment éviter que ça tourne en harcèlement?

C’est possible dans certaines situations où le psy estime que son patient peut se mettre en danger. J’ignore comment il pose les limites.

De quels garde-fous dispose (en principe et en l’occurrence) le psy pour rester adéquat dans la relation?

En premier lieu, il est censé être en interaction avec un superviseur, surtout s’il estime perdre le contrôle. Mais pour ça, il faut déjà qu’il reconnaisse ses propres limites. Le problème ne concerne d’ailleurs pas que les psys. Tous des professionnels du social risquent de s’octroyer un pouvoir par les blessures des personnes qu’ils accompagnent. Les égos entrent en jeu, ainsi que le besoin de reconnaissance. Concernant Sagama, mon narrateur est le premier à poser le bon diagnostic


Ce qui exaspère le plus le psychiatre dans ce roman: «ses propres travers projetés chez les autres»


A quel moment s’amorce le dérapage?

Au théâtre, le moment était clairement marqué par un rapprochement physique induit par le comportement de Sagama. Dans le roman, il est amené de façon plus progressive. Le renversement se fait quand le psy apprend qu’il y a eu un abus que sa patiente n’a jamais évoqué.

La fugue est un appel au secours. Y a-t-il d’autres formes de communication non verbale de la part de la patiente?

Oui, ne serait-ce que sa manière de bouger, de danser, d’essayer de séduire son psy, parce qu’elle ne connaît pas d’autre façon d’obtenir de l’affection. Les messages vides sont aussi une forme de communication.

L’épouse de votre narrateur substitue elle aussi l’acte à la parole. Elle met par exemple mettre ses beaux bijoux pour rappeler à son mari que c’est leur anniversaire de mariage, boude pour montrer sa déception au lieu de la verbaliser. Est-ce qu’on le fait tous? Est-ce un travers propre aux femmes?

Monique n’a pas l’aisance verbale de son mari, elle part perdante. Dans le couple, la femme espère susciter une réaction en envoyant des signaux non littéraux.

Dans la relation de couple de votre psychiatre, tout n’est que concession, reproche et malentendu. Qu’est-ce qui les unit?

Ce couple est en pleine crise, mais, comme souvent, la crise n’est ressentie que par l’un des deux. Dans le passage qui décrit leur rencontre, on sent chez le psy une réelle affection pour Monique, le désir d’être avec une femme brillante, mais un peu moins que lui, qui dédie sa vie à sa propre reconnaissance.

Vous exploitez les stéréotypes au point de produire un effet comique. Avez-vous voulu amener ainsi un peu de légèreté en alternance avec la gravité des autres thèmes abordés?

Monique vient en contrepoint de Sagama. Je n’ai pas cherché à amener de la légèreté, mais j’avais à cœur de savoir qui était le narrateur dans sa vie privée. C’est lui qui a de l’humour. Les stéréotypes rendent la relation socialement lisible et convenue en face d’une relation inqualifiable.

Votre narrateur juge très sévèrement ses voisins bobos, les autres passagers de la croisière et les artistes chargés de les divertir. Qu’est-ce qui l’exaspère le plus chez l’être humain?

Ses propres travers projetés chez les autres.

Pourquoi porte-t-il un autre regard sur ses patients?

Je le soupçonne d’être un hyper sensible qui, par sa profession, se rend responsable de la souffrance des autres. Au départ, j’ai envie qu’il émane de lui un certain charisme, que son humour et ses diplômes inspirent confiance, le rendent crédible.

Pour conclure quels sont vos projets?

Sagama va être jouée au Théâtre des Amis à Carouge au printemps prochain et j’écris une autre pièce. C’est l’histoire d’une femme qui vient d’avoir un accident. Son conjoint se rend à l’hôpital. Il a appelé son employeur et découvert qu’elle s’est inventé une vie.


«Sagama», Marie Beer, Editions Encre fraîche, 191 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

Ecrivaine, éditrice et engagée pour l’Ukraine

Marta Z. Czarska est une battante. Traductrice établie à Bienne, elle a vu fondre son activité avec l’arrivée des logiciels de traduction. Elle s’est donc mise à l’écriture, puis à l’édition à la faveur de quelques rencontres amicales. Aujourd’hui, elle s’engage de surcroît pour le déminage du pays fracassé. Fête (...)

Jacques Pilet
Accès libre

PFAS: un risque invisible que la Suisse préfère ignorer

Malgré la présence avérée de substances chimiques éternelles dans les sols, l’eau, la nourriture et le sang de la population, Berne renonce à une étude nationale et reporte l’adoption de mesures contraignantes. Un choix politique qui privilégie l’économie à court terme au détriment de la santé publique.

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Ma caisse-maladie veut-elle la peau de mon pharmacien?

«Recevez vos médicaments sur ordonnance par la poste», me propose-t-on. Et mon pharmacien, que va-t-il devenir? S’il disparaît, les services qu’ils proposent disparaîtront avec lui. Mon seul avantage dans tout ça? Une carte cadeau Migros de trente francs et la possibilité de collecter des points cumulus.

Patrick Morier-Genoud

Quentin Mouron ressaisit le bruit du temps que nous vivons

Avec «La Fin de la tristesse», son onzième opus, le romancier-poète-essayiste en impose par sa formidable absorption des thèmes qui font mal en notre drôle d’époque (amours en vrille, violence sociale et domestique, confrontation des genres exacerbée, racisme latent et dérives fascisantes, méli-mélo des idéologies déconnectées, confusion mondialisée, etc.) et (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Les Suisses ne tirent aucun avantage des coûts élevés de la santé

Les primes d’assurance maladie devraient à nouveau augmenter de 4 % en 2026. Or il n’existe aucune corrélation entre les coûts de la santé et la santé réelle d’une population, ni avec son espérance de vie. La preuve? En Grande-Bretagne, le nombre de décès liés au cancer est inférieur à (...)

Urs P. Gasche

«L’actualité, c’est comme la vitrine d’une grande quincaillerie…»

Pendant de nombreuses années, les lecteurs et les lectrices du «Matin Dimanche» ont eu droit, entre des éléments d’actualité et de nombreuses pages de publicité, à une chronique «décalée», celle de Christophe Gallaz. Comme un accident hebdomadaire dans une machinerie bien huilée. Aujourd’hui, les Editions Antipode publient «Au creux du (...)

Patrick Morier-Genoud

Quand Max Lobe dit le Bantou s’en va goûter chez Gustave Roud…

«La Danse des pères», septième opus de l’écrivain camerounais naturalisé suisse, est d’abord et avant tout une danse avec les mots, joyeuse et triste à la fois. La «chose blanche» romande saura-t-elle accueillir l’extravagant dans sa paroisse littéraire? C’est déjà fait et que ça dure! Au goûter imaginaire où le (...)

Jean-Louis Kuffer

Cinq ans après, quel bilan peut-on tirer de la crise Covid?

Sur le site «Antithèse», deux entretiens, avec Pierre Gallaz et Frédéric Baldan, abordent les enjeux qui ont entouré cet événement majeur de notre histoire récente et dénoncent la domination d’un récit officiel soutenu par les autorités et les médias au dépend d’un autre point de vue, solide mais censuré, et (...)

Martin Bernard

Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

Kamel Daoud, avec «Houris» (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans «Le Pain des Français», participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain, de leur pays d’origine. A l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Coûts de la santé: sale temps pour les malades

L’augmentation de la franchise minimale de l’assurance maladie décidée la semaine dernière par la majorité bourgeoise du Conseil national n’a rien d’une surprise. Une fois encore, le Parlement a décidé d’épargner les puissants lobbies de la santé et de prendre l’argent là où il y en a le moins: chez (...)

Bon pour la tête

La saignée de l’affreux «Boucher» tient de l’exorcisme vital

A partir de faits avérés, la prolifique et redoutable Joyce Carol Oates brosse, de l’intérieur, le portrait d’un monstre ordinaire de la médecine bourgeoise, qui se servait des femmes les plus démunies comme de cobayes utiles à ses expériences de réformateur plus ou moins «divinement» inspiré. Lecteurs délicats s’abstenir…

Jean-Louis Kuffer

L’Amérique de Trump risque-t-elle de comploter contre elle-même?

Une fiction historico-politique mémorable de Philip Roth, «Le complot contre l’Amérique», évoquant le flirt du héros national Charles Lindbergh, «présidentiable», avec le nazisme, et deux autres romans récents de Douglas Kennedy et Michael Connelly, incitent à une réflexion en phase avec l’actualité. Est-ce bien raisonnable?

Jean-Louis Kuffer

Miguel Bonnefoy enlumine la légende vécue des siens

Fabuleuse reconnaissance en filiation, «Le rêve du jaguar», dernier roman du jeune Franco-Vénézuélien déjà couvert de prix, est à la fois un grand roman familial à la Garcia Marquez (ou à la Cendrars) et un cadeau princier à la langue française, dont l’écriture chatoie de mille feux poétiques accordés à (...)

Jean-Louis Kuffer

Quand la lettre et l’esprit de grands livres sont magnifiés sur les écrans

Deux chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, «Expiation» d’Ian McEwan, et «Cent ans de solitude» de Gabriel Garcia Marquez, passent au grand et au petit écran avec un rare bonheur. L’occasion de se poser quelques questions sur les transits souvent hasardeux des adaptations de toute sorte…

Jean-Louis Kuffer