Le suicide, notre dernière liberté?

Publié le 26 avril 2024
«Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide.» Ainsi Albert Camus commence-t-il son «Mythe de Sisyphe», par cette phrase qui cloue. Le suicide, un sujet dont on parle peu, dont on n’aime pas parler. Alors parlons-en.

Le suicide est vieux comme le monde. Mais aussi très actuel. La France va légiférer. Elle se rend compte qu’elle est infiniment plus lente, plus lourde, que ses petites voisines, Suisse, Belgique notamment. Son projet de nouvelle loi sur l’«aide à mourir» est aujourd’hui connu. Il sera saisi par l’Assemblée nationale le 27 mai. Comme on pouvait s’y attendre, la barre est placée assez bas, pour ménager la chèvre et le chou. Recherche de sérénité dans les débats dit-on, on peut rêver. Cette loi pose cinq critères, seuls les deux derniers nous intéressent: 

  •  Critère 4: Si votre «pronostic vital» n’est pas engagé à court ou moyen terme, vous pouvez toujours repasser (la Haute Autorité de santé définit la fin du moyen terme à 12 mois nous dit la ministre en charge du dossier). 
  • Critère 5: Il faut souffrir pour mourir: physiquement ou psychologiquement, de façon réfractaire ou insupportable.

Ces deux critères doivent être simultanément satisfaits pour pouvoir bénéficier d’une aide à mourir. Ainsi, si l’horizon de la fin de vos souffrances est proche, on peut les abréger. Mais si la mort se fait attendre, si vos souffrances peuvent durer des années, alors il ne vous reste plus qu’à en profiter aussi longtemps que requis par la loi. Même si elles sont réfractaires à tout traitement permettant de les soulager, même si elles sont insupportables. Bonjour la logique. Et au fait, qui décide si vous souffrez ou pas?… pas vous évidemment, il faut des experts! J’imagine la carte de visite: «Expert en souffrances». 

Bon, pour l’aide à mourir, ça bouge un peu quand même et ça c’est plutôt bien. Mais il n’y a pas que les grands malades qui sont concernés. Elargissons un peu le débat.

L’envie de mourir n’est pas un apanage catégoriel. «Le suicide touche tout le monde. C’est un phénomène banal, et de façon saisissante. Plus d’un million de personnes se tuent chaque année dans le monde.» (Siri Hustvedt, Que sommes-nous?) Des hommes, des femmes, des ados et des vieux et tous les âges entre deux, des malades et des pas malades, une rupture inattendue, une faillite, une honte, un viol, des parents outrageusement envahissants, un harcèlement, un manque de sérotonine, un mal-être, un deuil mal vécu, une souffrance de SDF, un chagrin d’amour, être rabaissé dans une famille qui réussit tout, être la victime d’une injustice, être l’auteur d’une injustice, la solitude, une maladie défigurante, une angoisse climatique, une angoisse face à ces guerres imbéciles, face à ce monde imbécile, tout peut nous mener à cet acte ultime, définitif, libérateur. Inventaire à la Prévert.

Pourquoi ce silence, cette pudeur? Peut-être parce que nous pouvons nous sentir coupables de tout. De n’avoir rien vu venir, de n’avoir rien su empêcher, d’avoir eu cette dernière parole maladroite qu’on croit fatale. Tandis que pour un cancer, une maladie incurable: «Oh là là c’est la fatalité que voulez-vous! Un cancer du poumon?… et dire qu’il ne fumait même pas le pauvre! Et puis c’est incurable, on n’peut rien y faire, c’est ben triste mais c’est comme ça.» De ceux-là, on ose parler; on ose en débattre, argumenter, légiférer. Pour le reste, c’est trop douloureux, déstabilisant, presque honteux. Alors on se tait.

Trois crépuscules, trois histoires:

Stefan Zweig a choisi de mourir au Brésil, un 22 février 1942. Il avait tout, le succès, l’amour, la santé, la sécurité, mais n’en pouvait plus de ce monde de brutes. Bien sûr je ne suis pas dans sa tête, pas dans sa peau, je caricature, mais toutes les valeurs de ce grand pacifiste brûlaient avec l’Europe à feu et à sang. C’était un amputé de l’espoir. Avec sa femme, Lotte, ils ont décidé d’en finir. Des barbituriques, comme Marylin, comme tant d’autres. Peut-être en vente libre à l’époque. En tout cas ça ne semblait pas un problème d’en trouver. Elle a posé sa tête sur son épaule, ils se sont endormis, pas réveillés.

Et puis il y a cet homme qui voulait en finir avec ses souffrances, partir sous sédatif, accompagné. Ses frères s’y opposèrent. Procéduriers, ils mirent des bâtons dans sa roue. L’homme n’avait ni la force ni le temps ni l’envie de se battre. Il a dit d’eux «[…] ils m’empêchent d’avoir un accompagnement en fin de vie harmonieux et paisible, entouré de personnes qui m’aiment. […] Littéralement, ils me torturent.» Alors il a mis fin à ses jours dans la solitude. Sans vraiment savoir, je l’imagine comme Bruno Bettelheim se mettre la tête dans un sac en plastique et attendre de n’avoir plus d’oxygène pour s’en aller. Ça, personne ne peut l’empêcher.

Enfin cette dame de 86 ans qui voulait mourir avec son mari, condamné, en lui tenant la main. Un médecin engagé et compatissant l’aida. Le Ministère public genevois l’attaqua. Le médecin, n’étant pas agi par un motif égoïste dont il se serait rendu coupable, ne pouvait être poursuivi pénalement. Alors la «justice», dans une contorsion indigne déplaça l’accusation vers la loi sur les stupéfiants. Elle voulait le faire condamner comme un vulgaire dealer, lui qui s’était rendu coupable d’un acte de compassion. Condamné, puis acquitté, le Ministère public ayant la dent dure porta l’affaire devant le Tribunal fédéral. En vain. Les Sages savent parfois être sages!

Dialogue imaginaire en épilogue de cette histoire: «Vous n’avez pas le droit Madame, lui dit la loi. — Mais c’est ma vie, répondit-elle, je ne veux pas rester toute seule, déchirée, malheureuse, je vous en supplie, laissez-moi mourir avec lui. — Pas question, Madame, il faut être gravement malade pour mourir. Lui l’est, vous pas. Vous devez attendre. — Pitié, je ne veux pas de l’enfer du survivant! — Non Madame, pas question! Et puis… c’est pour votre bien!» 

Trois histoires, trois morales.

Et des histoires, il y en a tant. Des poignantes, des tristes, des belles aussi. Allez, encore une petite, presque tendre. Tout récemment, un ami cher me parla de son oncle, alpiniste, qui un jour organisa une soirée en famille, plaisantant, riant, apparemment heureux – et sans doute l’était-il – en ce dernier moment qu’il s’offrait, fier de cette dernière image de lui qu’il laissait. Tout le monde était bien. Une soirée euphorique. Personne ne se doutait, personne ne savait. Il avait préparé un petit plat mijoté, tout simple, qu’il préférait aux sophistications exotiques, ouvert une bonne bouteille de Dézaley et même dansé le French Cancan. Et comme il était grand, pourvu de longues jambes, ses pieds touchaient presque le plafond, me confia mon ami, ému. Le lendemain, on l’a retrouvé mort au pied d’une falaise, une lettre d’adieu dans la poche. Il était monté, lentement, jusqu’au sommet de la Cape au Moine. Sa descente ne dura que le temps de son dernier souffle. On ose imaginer une ultime bouffée de bonheur, contemplant le Léman en majesté, perché tout en haut de cette chaîne de l’arrière-pays montreusien qu’il aimait tant.

Derrière tout ça, il y a ce qu’on appelle une question éthique. Faut-il aider ceux dont on sait que de toute façon, ils arriveront à leurs fins? Faut-il à un moment donné comprendre que leur décision est irrévocable et leur éviter l’euphémisme de l’accident de personne, de la chute accidentelle en randonnée, ou de l’overdose médicamenteuse. Moi, je ne sais pas. Mon éthique est personnelle, pas sociétale. Mais ce que je sais, c’est qu’il faut en parler.

Sinon, celui qui a du temps et de l’argent ira à Tijuana chercher la mort en flacon pour 50 dollars, un autre s’ouvrira les veines dans sa baignoire après avoir pris un sédatif, un troisième finira comme un oiseau qui perd ses ailes, au fond d’un ravin. Pour celui qui veut en finir avec la vie, il y a l’embarras du choix. Il y eut même un livre, Suicide mode d’emploi. Il fut censuré. Il faut dire qu’il donnait, produit par produit, les doses recommandées, létales. Il donnait le moyen de ne pas se rater. Et ça, ça ne se fait pas! Affirmer: «Sauter du 5ème étage, mort probable, du 10ème, mort certaine; sur les rails, mort certaine aussi», c’est permis, mais écrire: «Nembutal : DM [dose minimale] 6 à 8 g., DS [dose suggérée] 10 g. soit 100 comp. à 100 mg (4 flacons de 25 comp.), ou 4 flacons de soluté injectable à 2.5 g. Effet rapide. Tableau C», ça c’est interdit! On peut prescrire une mort violente dans une déclaration approximative avec dégâts collatéraux (ramasser les corps brisés, déchiquetés), mais pas question de favoriser une mort douce, voulue en conscience.

En conclusion de cet article par nature réducteur et évidemment limité, je reviens à la case philosophie. «Aucune liberté ne devrait être retirée à celui qui ne nuit pas à autrui» écrit John Stuart Mill dans De la Liberté. Cela, même s’il se nuit à lui-même gravement, précise-t-il en substance. Cette maxime, aussi simple à comprendre que délicate à appliquer (je n’y reviens pas, j’ai développé le sujet dans un précédent article), résume tout des dérives du contrat social. Mill complète, dépassant la vision individualiste: «L’humanité gagnera davantage à laisser chaque homme vivre comme bon lui semble qu’à le contraindre à vivre comme bon semble aux autres.» 

Malgré les difficultés d’appliquer cette vision libérale, elle peut orienter notre boussole. Même si la question de l’aide à mourir dans les situations de fin de vie est quasiment déjà pliée dans nombre de pays, elle donne encore lieu à débats et affrontements. Mais la vraie question, pas encore sur la table du législateur, est plus vaste: elle concerne ceux que les analyses médicales classent dans la catégorie des soi-disant bien-portants. D’un point de vue clinique s’entend. Parce qu’existentiellement, c’est autre chose… Et puis ils sont quand même gonflés ces empêcheurs de mourir en rond, tous ceux qui nous promettent un paradis céleste et veulent nous empêcher d’y aller, qui veulent faire durer un enfer sur terre à ceux qui y sont englués.

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