Le Printemps de Prague, cette trop vieille histoire

Publié le 21 août 2018
Le 21 août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie (400'000 hommes) envahissaient la Tchécoslovaquie pour mettre fin aux réformes démocratiques engagées depuis le début de l’année. Curieusement, cet épisode important de l’histoire européenne, la quête d’un «socialisme à visage humain», n’a guère été évoqué dans les deux républiques issues de ce pays. Son souvenir s’éloigne et crée même un certain malaise. Deux personnes sur trois disent n’y attacher que peu ou pas d’importance. La révolution de 1989, la chute du communisme, a effacé le Printemps de Prague. Ironie du sort: le Premier ministre tchèque, Andrej Babis, lui-même communiste dans sa jeunesse, s’appuie aujourd’hui pour gouverner sur ce même parti, resté relativement fort. Souvenirs et questions personnelles du journaliste-témoin.

Inoubliables, ces journées de juin 1968 dans les rues de Prague. La foule se ruait sur les journaux. On y découvrait le «Manifeste des Deux Mille Mots» de l’écrivain Ludvik Vaculik qui en appelait à la liberté, à la dignité retrouvée des individus. Arrivé au pouvoir en janvier, le premier secrétaire du parti communiste, le Slovaque Alexander Dubcek, avait aussitôt engagé des réformes audacieuses. Sortir peu à peu l’économie du carcan étatique. Permettre de voyager à l’ouest. Et surtout garantir la liberté d’expression. On n’imagine pas aujourd’hui l’effervescence que cela suscita. Les intellectuels, les artistes, les cinéastes, les journalistes qui depuis le milieu des années 60 avaient commencé à s’ébrouer dans l’ombre en jonglant avec la censure. Là, ils triomphaient.

Souvenir. Je fus invité par un ami à assister à une émission de radio. Pour la première fois, le micro était ouvert en direct et sans contrôle aux auditeurs qui appelaient en nombre. «Tu te rends compte? Nous sommes libres de dire ce que nous pensons! Sur la radio d’Etat!», le journaliste, après des années de docilité, n’en revenait pas.

Cette apparente euphorie, d’ailleurs bien plus marquée à Prague qu’à l’intérieur du pays, était teintée d’étonnement et d’inquiétude aussi. Le ton des dirigeants soviétiques, à Moscou, se durcissait. Ils passaient des «préoccupations» aux menaces. J’entendis aussi, en particulier au début du mois d’août, des amis dire leur peur. «Nous allons trop loin, cela va mal finir…» Ils se faisaient rabrouer par d’autres qui les traitaient de lâcheurs.

Le plus étonnant, lorsque l’on se replonge dans les textes des réformateurs tchécoslovaques et leurs soutiens intellectuels, c’est la nature profonde des aspirations exprimées. Il n’était pas question d’opposer le capitalisme au communisme. Il s’agissait de trouver une voie nouvelle donnant plus de liberté et plus de responsabilités aux individus. De rompre surtout avec le mensonge officiel où l’on exalte le peuple sans jamais lui donner la parole, de secouer le système qui gère tous les rouages économiques et sociaux en niant ses piteux résultats. La tonalité était plus morale que politique. Le rêve du «socialisme à visage humain»… Une quête qui laissait le monde assez indifférent. Les Etats-Unis n’y prêtaient aucune attention, préoccupés à l’époque de normaliser les relations avec l’URSS. Les Européens de l’ouest étaient fixés sur les fièvres de leur mois de mai à eux. Ceux de l’est restaient dubitatifs.

«Ils pourront s’emparer de nos rues pas de nos têtes.»

Quand arrivèrent les blindés russes, ukrainiens, polonais, hongrois, bulgares et est-allemands, ce fut la stupéfaction, la colère, l’incompréhension. Les jeunes grimpaient sur les chars pour tenter de parler aux soldats. Un slogan fleurit: «Ivan, rentre chez toi, Natacha t’attend!». Beaucoup se firent aussi des illusions, pensant que les occupants ne parviendraient pas à effacer tous les acquis du Printemps de Prague. Un ami écrivain me disait: «Ils pourront s’emparer de nos rues pas de nos têtes.» Les frontières se fermèrent mais les institutions continuèrent en effet à fonctionner comme avant pendant un certain temps. Il fallut deux à trois ans aux nouveaux dirigeants mis en place par Moscou pour achever le processus dit de «normalisation». Des dizaines de milliers de Tchécoslovaques quittèrent le pays. Il fallut attendre plus de vingt ans pour que tout l’édifice restauré par la force s’effondre définitivement. Faisant place à une société qui revendique la suprématie du capitalisme. Une société où se ratatine l’espace culturel si riche et déterminant en 68.

Une question nous taraude. Comment un pays qui a exprimé tant d’aspirations éthiques et libertaires peut-il aujourd’hui se satisfaire d’une classe politique populiste, cynique et opportuniste? Un Premier ministre milliardaire. De vieux communistes accrochés à leurs postes. Des socialistes à bout de souffle et discrédités. Presque tous rabâchant plus ou moins haut la rengaine nationaliste, xénophobe et anti-européenne.

Là, le journaliste qui fut témoin de ces événements doit faire son autocritique. Nous passions beaucoup de temps à Prague, bien peu dans les campagnes et les petites villes perdues. Nous pensions que l’effervescence printanière avait gagné tout le territoire. C’était probablement faux. Une grande partie de la population restait fixée sur sa vie quotidienne, certes fort modeste, on pourrait dire médiocre, mais sans souci de logement ou d’emploi. Tout le monde ne lisait pas les grands écrivains de l’époque, n’allait pas forcément voir les films de Forman et autres Chytilova. Les réformes de Dubcek ne plaisaient pas à tous. Dans bien des familles, on préfère ne pas trop se souvenir du comportement des uns et des autres en 1968.

Aujourd’hui, les classes populaires comme les plus aisées se disent satisfaites de leur sort. Le niveau de vie a considérablement augmenté. Le chômage est au plus bas. Les investisseurs étrangers se bousculent. On peut consommer à sa guise et faire carrière. La presse est aux mains d’oligarques manipulateurs: peu s’en soucient. La culture est quasiment livrée aux marchands d’images internationaux: peu s’en plaignent. En plus, les partis au pouvoir, pour garder leur électorat, se montrent plutôt généreux au plan social. Comme cette réalité peut paraître morne, les tribuns ont trouvé le truc pour agiter les émotions: brandir la menace d’une invasion de migrants. Il n’y en a pratiquement aucun dans le pays, peu importe. Le plus fort en gueule sur le sujet, qui a fait une percée aux dernières élections et copréside le parlement, est un certain Tomio Okamura, d’origine tchéco-nippo-coréenne. Il pourfend le multiculturalisme et le mondialisme jusqu’à déborder Orban sur sa droite. Pour lui, la Tchéquie est «sous la dictature de l’Union européenne», il ajoute: «Même l’Union soviétique n’avait pas osé nous dicter qui devrait ou ne devrait pas vivre ici.» Ce politicien d’avenir est né quatre ans après l’écrasement du Printemps de Prague, cette trop vieille histoire.

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