Le comble du mépris

Publié le 4 juillet 2018
La grève des journalistes de Tamedia est un événement. Il en dit long sur l’état de leur métier. Sur les méthodes des dirigeants zurichois. Sur les égarements de leur stratégie. Rarement, en telle situation, dans aucune branche, l’intimidation et la menace, rendues publiques, n’ont atteint ce niveau de brutalité. Pour casser un droit fondamental reconnu dans toutes les démocraties.

La Constitution fédérale le précise à l’article 28. La grève est licite aux conditions suivantes: si «elle concerne les relations de travail, elle ne concerne pas un point réglementé par une convention collective de travail, elle respecte le principe de la proportionnalité (exemple: maintien du dialogue social, discussions et négociations entre les parties), elle est soutenue par un syndicat». Il n’appartient pas au seul patron de décider unilatéralement si toutes ces conditions sont réunies, mais à un office de conciliation. La menace de congédier sans délai et sans aucune indemnité les grévistes persévérants démontre un mépris total du dialogue social et des institutions qui l’encadrent.

Le mépris, c’est le mot-clé. Depuis des années, la direction de Tamedia considère le journalisme, le vrai, comme une survivance coûteuse du passé. Ses cadres supérieurs ne comptent aucun journaliste ou ex-journaliste. Ces hommes de chiffres, éblouis par la rentabilité des petites annonces sur le net, n’aiment tout simplement plus leurs journaux. Comment dès lors leurs lecteurs leur resteraient-ils attachés ? 

La priorité du «business model»

Imaginons Hayek junior qui n’aurait plus d’intérêt pour les montres. Lui a fait tout le contraire. Il ne s’est pas laissé tourner la tête par l’émergence du digital. Il a innové mais persévéré dans la tradition, et réussi son pari. Le groupe Swatch a utilisé des outils industriels communs à ses marques. Mais il a soigné à l’extrême l’identité de chacune d’entre elles. Il a reconnu l’attachement des clients à tel ou tel emblème. Cela se révèle payant.

Tamedia en revanche a construit un vaste «melting pot». Fusionné les rédactions du Matin et de 20 Minutes, ce qui d’emblée condamnait le premier. Organisé une «newsroom» dotée d’une cascade de chefs et de sous-chefs qui n’écrivent pas ou peu, où les journalistes ont toutes les peines à maintenir le caractère propre de chaque publication. Cette concentration a eu pour effet de multiplier les postes de non-écrivants, de brasseurs de dépêches, de metteurs en page, de chercheurs d’images, sans parler du coûteux bataillon d’informaticiens. Une usine à gaz au lieu d’entités réduites et hyper-motivées.

Le bilan de cette stratégie, peu convaincant au plan journalistique, problématique au niveau économique, les dirigeants zurichois ne l’ont pas tiré. Ils sont tellement sûrs d’avoir raison sur tout. Ils feraient bien pourtant de se poser une question fondamentale. Donner la priorité du «business model» – jargonnons avec eux – aux annonces sur le net est un pari dangereux à terme. Les géants américains, Google et compagnie, ont déjà ponctionné aux deux tiers le marché de la publicité. Pourquoi se gêneraient-ils, le jour venu, de s’attaquer aux chasses pas si bien gardées des éditeurs zurichois? Ce sont les champions de la technologie et du marketing, les armes absolues du e-commerce. Avec des moyens sans commune mesure face aux entreprises suisses. Comment ne pas voir le danger? En revanche, les «GAFA» ne feront jamais du journalisme, ils ne raconteront jamais la vie de ce pays. En fait, la vraie richesse du patrimoine des maisons d’édition, elle est là. Dans ses titres, diffusés à la fois sur papier et sur écran. 

Ras-le-bol

Evidemment les journaux devraient se réinventer sans cesse. S’interroger sur leurs contenus, leurs approches, leurs langages. Ce qu’ils ne font guère, les grands patrons du style Tamedia se fichant pas mal d’améliorer leur offre. Le nez collé sur les chiffres immédiats, ils perdent de vue les dimensions subtiles du journalisme, du ressort mystérieux qui rend un titre ressenti ou pas comme nécessaire par les lecteurs. 

Le cri de colère des grévistes va au-delà des revendications sociales immédiates, au-delà de la fermeture du Matin-semaine, il dit aussi le ras-le-bol devant cette ignorance, cette désinvolture, cette arrogance. 

Le fait que le groupe puisse compter sur des petits soldats aux ordres, la main alignée sur le pantalon, ne devrait pas le rassurer. Ce ne sont pas eux qui tiendront en vie les journaux subsistants. Ce sont les curieux, les rebelles, les chaudes plumes. On frémit, par exemple, de savoir que l’avenir de l’information populaire est confiée à un journaliste, le rédacteur en chef de 20 Minutes, dont personne ne connaît le nom car de sa vie il n’a jamais signé un article dont on se souvienne. Celui-là même qui, le premier, dans cette terrible journée de mercredi 3 juillet, a menacé de renvoi chaque journaliste qui voterait pour la grève. Un rédacteur en chef qui a pour mission de livrer gratuitement au bon peuple les informations les plus futiles, les plus anecdotiques, et d’éviter soigneusement tout sujet de réflexion.

Que faire? se demandent beaucoup de gens. C’est simple, ne plus prendre la feuille gratuite dans les caissettes, choisir d’autres sites pour s’informer. Il n’en manque pas. 


Mercredi matin, la direction des contenus payants de Tamedia a adressé le mail ci-dessous à ses employés des différentes rédactions:


Les journalistes ont manifesté mercredi dans la journée. © 2018 Bon pour la tête Yves Genier


Le Matin, 24heures et la Tribune de Genève ont voté oui au mouvement de grève. © 2018 Bon pour la tête Yves Genier

Une centaine de journalistes étaient présents, y compris certaines personnes de l’équipe de 20 minutes. © 2018 Bon pour la tête Yves Genier


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